Gretchen Goes to Nebraska par Benoit Baylé
Rarement la frange progressive du rock des années 80 n’aura remué les foules comme elle avait l’habitude de le faire au début de la décennie précédente. Les grands noms du genre se perdent dans une médiocrité ringarde : Yes enchaîne les piteux 90125 (1983) et Big Generator (1987) (certains de ses membres iront même jusqu’à fonder le peu glorieux supergroupe Asia), Pink Floyd s’auto-mutile avec The Final Cut (1983) et A Momentary Lapse of Reason (1987), tandis que Jethro Tull vient parachever cette décadence progressive d’immondices telles que The Broadsword & The Beast (1982), Under Wraps (1984) ou Crest Of A Knave (1987). Il ne fait pas bon aimer le rock progressif au cours de ces sombres années où boîtes à rythmes et synthétiseurs robotiques semblent avoir pris l’ascendant sur la virtuosité et l’imagination. A cette époque, pour oser toucher du doigt le progressisme, il faut l’associer à un autre genre (au risque de perdre son identité progressive), créer un hybride avec, tant qu’à faire, une des musiques les plus vivantes et populaires du moment : le heavy metal. Fates Warning et Queensrÿche l’ont assimilé les premiers. Gretchen Goes To Hollywood, deuxième effort du groupe King’s X, est considéré, par une critique unanime, comme un des premiers chefs-d’œuvre mêlant hard rock, heavy metal et rock progressif : le magazine Kerrang! lui assure la quatrième place des meilleurs disques de 1989 pendant qu’Hard Rock Magazine le pose en meilleur album des années 80…
Plus de vingt ans plus tard, le constat n’est pas le même. Les années aidant, le jugement se veut plus sévère. D’abord, même s’il est ici quelque peu étouffé, l’esprit démodé des eighties n’y est pas évité : production trop léchée, a capellas quelque peu clichesques, arpèges guitaristiques mièvres… Tout y passe de manière plus ou moins subtile. Certains argueront qu’il s’agit là d’un des charmes qui font de ce disque un essentiel de l’époque, ce à quoi il faudra répondre qu’il n’y a rien de charmant dans l’art musical années 80, que le clinquant de cette période est facteur de dépression irréversible chez tout mélomane esthétique, et que tout ce qui y était digne d’intérêt ne l’était pas pour grand monde : Saint Vitus, Pentagram, Melvins, Death In June, Dead Can Dance, Black Flag…
Néanmoins, King’s X peut, par certains aspects, faire figure d’exception dans le paysage glam-camelote de l’époque : malgré les défauts cités précédemment, le trio fait preuve d’une technicité solide, d’un groove parfois robuste et d’un réel talent pour les harmonies vocales. La technicité, aussi bien instrumentale que vocale, est irréprochable : les compositions sont globalement bien senties, façonnées pour les stades, et sont bien servies par les musiciens. Ce qui distingue une bonne d’une mauvaise composition, le groove, apparaît parfois glorieusement, comme sur « Over My Head », le tube incontestable de l’album. Quand elles ne singent pas Kansas (« Everybody Knows A Little Bit of Something »), certaines des lignes vocales élaborées par Doug Pinnick rappellent avec joie ce que proposera par la suite Layne Staley au sein d’Alice In Chains (« Out of the Silent Planet »). Tout ceci n’est valable que pour les chansons entraînantes. Car c’est ici que ce Gretchen Goes To Nebraska atteint sa limite la plus dérangeante : les ballades (« The Difference (In the Garden of St. Anne's-on-the-Hill) », « Pleiades », « The Burning Down »), mièvres et ennuyeuses, ne tiennent pas la route et font perdre le fil du propos à l’auditeur plutôt que de lui proposer une accalmie alternative satisfaisante.
Résultat : ce deuxième album de King’s X n’est pas l’intemporel chef-d’œuvre vanté par la critique dithyrambique mais plutôt un sympathique recueil de quelques chansons entrainantes à forte résonnance eighties, à l’aspect progressif finalement assez sommaire.