La question que vous vous posez d’emblée en lisant cette critique : pourquoi avoir choisi d’aborder le quatrième album de Rocé alors que son deuxième, Identité en Crescendo, bien plus populaire, est considéré comme étant le meilleur du MC par les puristes du genre ? Certes, mais j’ai quand même décider de commencer par Gunz n’ Rocé tout simplement parce que c’est mon préféré. Rocé est sans aucun doute le plus grand lyriciste du rap français, un véritable génie qui utilise sa culture générale et son désir d’expérimentation musicale pour renouveler sans cesse le contenu de ses albums. Rocé a la conviction que le rap est un extraordinaire terrain de jeu dans lequel il est possible d’aborder n’importe quel sujet sous n’importe quelle forme. Si son premier album est assez classique, bien que déjà d’un très haut niveau, c’est quelques années après dans son deuxième album que la légende Rocé va se construire. Peut-être plus conceptuel que Oxmo Puccino, pourtant très ouvert musicalement, il gagnera rapidement son statut d’artiste confirmé grâce à diverses collaboration et morceaux d’anthologie. Seulement, Rocé aime la musique, mais il aime tout particulièrement le rap. Et le rap, c’est aussi des concerts, du live, du direct où l’on mouille le maillot et où le but est de cramer la baraque et de tuer d’épuisement le public. Or, Identité en Crescendo et L’Être Humain et le Réverbère ne se prêtaient pas trop à l’exercice à la fois délicat et brutal de la scène. Il a donc décidé de revenir à un style plus conventionnel le temps d’un album. C’est ainsi qu’est né Gunz n’ Rocé, le disque le plus hardcore du MC à moustache.
Gunz n’ Rocé, c’est un peu comme regarder un combat de boxe déséquilibré : Rocé, le champion du monde de la catégorie poids lourd qui met des patates à n’en plus finir à un pauvre gringalet débutant. Il le dit lui-même « Les MCs appellent punchline ce que j’appelle écrire ». Gunz n’ Rocé est absolument jouissif, c’est une véritable orgie de phrases plus cultes les unes que les autres. Jamais Rocé n’a été aussi incisif, aussi offensif. Le morceau « J’rap pas pour être sympa » en est l’illustration parfaite : aucune modestie, aucune retenue, mais toujours avec classe et recul. C’est ce qu’on pourrait qualifier de massacre verbal. Rocé sort son flingue lyrical et descend tout ce qui ne lui plaît pas et trouve encore le temps de traiter des sujets à mi-chemin entre la philosophie et la sociologie.
En parlant de sociologie, le morceau « Habitus » est un exemple frappant du paradoxe de cet album : alors qu’il est censé être plus facile à interpréter sur scène, Rocé se permet de parler d’une des théories les plus capitales de la sociologie française : l’habitus, de Pierre Bourdieu, développée dans l’ouvrage aussi pertinent qu’indigeste La Distinction. Ce qui est drôle c’est qu’il se débrouille plutôt bien pour la vulgariser en trois minutes, c’est à se demander si les 800 pages du livre de Bourdieu ce n’était pas que pour la frime. Bref, comme d’habitude, Rocé nous trimballe d’un choix artistique à un autre et tord notre cerveau dans tous les sens jusqu’à ce que son désir d’accessibilité et son penchant pour les textes à tiroirs se concilient totalement. Le pire c’est que le mélange fonctionne parfaitement, à tel point que de mon point de vue, Gunz n’ Rocé représente l’apogée du style de Rocé.
Vous pourrez toujours me rétorquer que Top Départ sentait bon la street, que Identité en Crescendo était plus intéressant en terme de productions et que L’Être Humain et le Réverbère était plus conceptuel et couillu. Mais si je vous dis que Gunz n’ Rocé possède toutes les vertus des précédents albums et qu’il y rajoute en plus de nouvelles qualités, vous trouvez quoi à me répondre ? En effet, ce dernier disque est très impressionnant par sa capacité à compiler tout ce que l’on aime chez l’artiste et à en faire un savant mélange, à tel point que l’on ne sent pas directement la saveur des ingrédients de base. Gunz n’ Rocé, ce n’est pas un nouveau concept comme à chaque fois avec Rocé, c’est la consécration du talent du MC. Au lieu de se montrer totalement novateur vis-à-vis de ses anciens disques, il préfère rassembler tout son savoir-faire, le compresser au maximum, en faire une boule musicale sous haute-pression, la coucher sur un CD et ainsi créer une des plus grosses bombes atomiques qu’à connu le rap français depuis sa naissance. Gunz n’ Rocé donne une leçon à tous les rappeurs français car il se montre à la fois classique et moderne. Dans cet album, Rocé lance une battle royale avec tous ses concurrents dont il sort vainqueur haut la main. Bref, je vais m’arrêter ici, je pense que vous avez compris que cet album sera difficile à dépasser dans les prochaines années, ne serait-ce que par Rocé lui-même qui a intérêt à placer la barre très haut pour son prochain projet musical s’il veut au moins égaler une telle performance.