Il n'était pas facile à aimer, ce "Harvest Moon" à sa sortie : succédant à la rage magnifique de "Ragged Glory", justifié à demi mots par une nouvelle tentative de sa maison de disques de tirer de Neil Young ce fameux "autre "Harvest"" que tout le monde - sauf ses vrais fans - attendait encore de lui, nous le reçûmes à l'époque plutôt fraîchement. Trop country, trop "conformiste", trop… mièvre même. Trois petites écoutes et puis rangé dans notre discothèque avec ses prédécesseurs plus notables. Et nous attendirent la suite, qui ne nous décevrait pas (le formidable "Sleeps with Angels"...).
La parution en 2009 du live "Dreaming Man", sorte de version en public de "Harvest Moon" vint semer le doute dans notre esprit : ces chansons, bon dieu, ces chansons…!! Est-ce que nous n'aurions pas négligé un autre album majeur d'une discographie désormais gargantuesque, qui en comptait déjà une bonne dizaine ?
Oui, à la réécoute attentive, "Harvest Moon" est un album surprenant, derrière son affiche trompeuse ("Neil Young & The Stray Gators") et son doux ronronnement vaguement traditionaliste. Finalement ce sont les 3 premiers titres, peut-être les plus connus, qui nous aiguillent dans cette direction par trop évidente : "Unknown Legend" qui célèbre un certain "way of life" clicheteux : "Somewhere on a desert highway / She rides a Harley-Davidson / Her long blonde hair flyin' in the Wind" ; "From Hank to Hendrix" en hommage au temps passé ; "You and Me" qui revisite, la magie en moins, le classique "Old Man"... Arrive "Harvest Moon", qui nous fend enfin totalement le cœur, presque en dépit de la pedal steel guitar de Ben Keith : "Because I'm still in love with you / I want to see you dance again…". Ce que chante Neil, et divinement, sur cet album, c'est la tristesse du temps qui passe. Et uniquement la tristesse du temps qui passe. Sans en faire pour autant tout un plat : c'est la vie, après tout. "No one wins, it's a War of Man" chante Neil sur le bouleversant "War of Man", sans doute le plus beau titre du disque, et le seul qui soit vraiment du niveau de "Harvest".
Ce qui nous avait surpris - et déçu - en 1992, c'est que le Loner semble ici presque en paix avec lui-même, lui qu'on a toujours connu insatisfait, instable, souvent amer. Beaucoup plus que dans "Harvest", dont la forme ronde dissimulait sa charge de douleur, il affronte ici sereinement la possibilité que la vie soit vraiment un océan de souffrance, que nous traversons à la recherche d'un monde meilleur, alors que nous savons bien au fond de nous-mêmes que le bonheur est derrière nous. "One of these Days / I'm going to sit down and write a long letter / to all the good friends I've known": une promesse qu'on ne tiendra jamais, car qu'est-ce qu'on pourrait bien leur dire, à ces amis perdus ? Qu'on a eu tort de partir ? Que le meilleur est loin dans notre passé, définitivement inatteignable ? L'amour des femmes ("Such a Woman"), celui des bêtes ("Old King" en l'honneur d'un chien) est tout ce qui a vraiment compté. Le rêveur ("Dreaming Man") est emporté vers l'avant, vers le grand nulle part, par le flux incessant du monde.
"You had so much and now so much is gone" : la longue conclusion de l'album, "Natural Beauty" a souvent été critiquée : trop longue, trop platement écolo. Mais Neil ne célèbre la beauté de la nature que parce que celle-ci a disparu, ou va bientôt disparaître. Ce qui lui importe ici, c'est le coucher du soleil, puis la nuit qui arrive. Puis la fin. Et d'essayer de se dire, sans trop y croire, que ça ne fait rien parce que nous aurons bien vécu.
Mais rien n'est moins sûr.
[Critique écrite en 2018]