Je ne sais pas si c’est un biais personnel ou si on peut y voir une émanation plus générale et étrangement spécifique du patriarcat, mais, plus jeune, j’avais l’impression que la basse, dans le rock, était un instrument de fille. Peut-être parce ce que là je n’aurais pas pu citer beaucoup de grandes guitaristes ou de grandes batteuses, les exemples de grandes bassistes ne manquaient pas : Kim Deal, Kim Gordon, Paz Lenchantin, D’arcy Wretzky, Melissa Auf der Maur, Juliana Hatfield, Meshell Ndegeocello… Allez, et même Corine Marienneau. Creusons un peu les stéréotypes genrés : la batterie est un instrument de brute, la guitare une extension du pénis. Reste la basse, instrument profond mais discret, souvent relégué à l'arrière-plan du rock.


Alors je ne peux pas m’empêcher de me demander si les trois files de Camp Cope étaient, comme moi, et consciemment ou non, habitées de ce stéréotype lorsqu’elles ont commencé à travailler sur un album où c’est la basse de Kelly-Dawn Hellmrich qui serait une reine en charge des lignes mélodiques, et où c’est la guitare qui ferait plutôt de la figuration rythmique. Le résultat, en tout cas, est un son souple et sûr de lui, qui nous atteint par sa force tranquille dans nos organes les plus intimes, et qui sert à merveille d’écrin à la voix surpuissante (dieux, quels terribles poumons, comme dirait Diderot) de Georgia Maq. Une voix qui captive, dont on a envie d’écouter les histoires, mais dont on sent aussi qu’il vaut mieux éviter la contrarier. Le genre de voix susceptible de vous péter le nez sur un malentendu.


Or, Georgia Maq ne manque pas de choses à raconter. Son thème le plus immédiat est celui d'un féminisme revendicatif et vénère post-#MeToo, comme dans The Face of God, qu'on imagine malheureusement inspiré d'une histoire vraie, ou encore dans The Opener, qui part des partenaires de couple pourris pour élargir le spectre jusqu'aux producteurs et programmateurs au sexisme condescendant… Pour la petite anecdote, on notera tout de même qu’en solo, l’autrice s’interrogera trois ans plus tard elle-même sur ses goûts douteux en matière de mecs, faisant dire à une voix off sur son single Joe Rogan « Les mecs de base sont des ordures, mais Georgia, elle, presse les ordures pour en tirer du jus, et elle sort avec ça. »


Heureusement qu’il reste la musique comme exutoire et l’écriture comme thérapie. Ce n’est pas une critique, loin de là, mais Georgia Maq me donne l’impression d’écrire comme quelqu’un qui n’a jamais appris à écrire. Les idées coulent, s’enchaînent, se lient thématiquement ou se heurtent en bris de bribes de souvenirs ou de conversation, et comptent pour se lier sur un ciment qui est plus à trouver dans le phrasé que dans le texte lui-même. Il en découle une puissance évocatrice et une forme d’universalité qu’on ne trouve, paradoxalement, que dans une hyper-spécificité troussée avec tant d’authenticité qu’elle génère de l’identification plus qu’elle ne suscite de mise à distance.


Tiens, moi, par exemple, comme beaucoup d’ados et de vieux mecs fatigués au bord de la crise, l’envie me titille de vivre ma vie sans rentrer dans un moule de conformité. Mais quand Bon Jovi chante « C’est ma vie, c’est maintenant ou jamais, comme Frankie dit, je fais les choses à ma manière », ça me fait ni chaud ni froid, émotionnellement. Par contre, Georgia Maq qui chante « Quand elle a vu que je m’étais tatouée les mains, je lui ai dit ‘De toute manière, maman, je n’étais pas partie pour travailler dans une banque’ », là, j’ai des frissons. Alors même que je n’ai pas les mains tatouées et que j’ai déjà travaillé dans une banque. Eh bien ça, les enfants, c’est la magie de la poésie. Et elle se produit lorsque de grands auteurs et de grandes autrices, tels des avatars sacrificiels, abolissent les barrières entre leur vie et leur écriture pour qu’on puisse se shooter à la catharsis en poussant un chouïa au-delà du raisonnable le son sur nos écouteurs.


Pas de surprise, alors, à ce que le thème de l’écriture et la mise en scène de l’industrie musicale elle-même soient présentes dans les textes : ce constant dialogue entre l’acte de création et la vie même qu’il retranscrit ne pouvait qu’accoucher ici et là de passages un peu meta, comme ce très chouette « Désolé pour ce vers, j’ai juste écrit ça pour la rime », dans UFO Lighter. Et si vous avez le blues, rien ne vous empêche donc vous-même « d’étouffer la douleur en montant le volume » (Animal & Real) et/ou de suivre les conseils dispensés dans Anna : « Arrache-toi tout ça… et mets-le dans une chanson. » Tout ceci scandé par de puissants poumons alimentés par un cœur qu’on imagine aussi rebelle que mélancolique. Est-ce qu’on irait jusqu’à coller sur cette musique l’étiquette « emo » ? Ok, mais à condition de ne pas la prendre dans ses acceptions les plus réductrices. Pas de cliché ou de pose, ici, rien que de la vulnérabilité de combat.


Mais pour moi, et peut-être à son corps défendant, How to Socialise and Make Friends parle avant tout de fuite. On y décampe en bagnole (et on se crashe), on s’abandonne à la course éperdue du vélo dont on a lâché les poignées (morceau-titre), on fuit dieu sait quoi en direction d’Adélaïde (ce que je ne saurais que trop recommander), on court au milieu de la nuit, et, surtout, on fuit le passé pour retrouver nos chers disparus dans l’avenir plutôt que dans nos souvenirs (Sagan Indiana, sublime même si je comprends pas tout). L’album suivant de Camp Cope ne fera d’ailleurs que confirmer la place prépondérante de cette course continue et effrénée vers un horizon qui s’éloigne un peu plus à chaque pas, puisqu’il s’appelle Running With the Hurricane. Ce titre est emprunté à un morceau de Redgum, séminal groupe australien dont était membre (violon, puis chant)… feu le père de Georgia Maq. C’est à lui qu’est dédié le très émouvant dernier morceau de How to Socialise and Make Friends, I’ve Got You. Maq le joue entièrement seule, comme si cette intimité lui était nécessaire pour brièvement cesser de courir, contempler sa propre histoire, y trouver enfin un homme qui mériterait d’être sauvé, et regretter qu’il ne l’ait pas été.

Toats-McGoats
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le 7 févr. 2025

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