Huis-clos (EP)
7.8
Huis-clos (EP)

EP de Vîrus (2015)

Vîrus arpente le rap français depuis sa Haute-Normandie sous le blase d’une infection invisible et destructrice, qui plus est anagramme de « survie ». En permanent désaccord avec un contexte sociétal qui pousserait à l’ignominie, sa plume est sombre et dépressive, capable néanmoins d’aller mettre des néons dans les souterrains bien glauques d’un esprit trituré. Elle jongle entre humour noir et propre vécu, en entremêlant la familiarité des mots dans un univers obscur.


Dernièrement, le flow viral s’est répandu en 2014 sur l’album Toute entrée est définitive de l’Asocial club, qui regroupe les micros du dijonnais AL et des Blanc-Mesnilois Prodige et Casey. Vîrus est aussi récemment apparu sur le morceau Sous une rafale de pierres en collaboration avec la rappeuse suisse La Gale sur son très convaincant Salem City Rockers.


Après des débuts en collaboration avec le producteur Schlas, la discographie du rappeur est depuis 2010 le fruit d’un travail en binôme avec le beatmaker Banane sur le label Rayon du fond (fondé avec Schlas notamment). Les deux hommes travaillent en étroite collaboration, en parfaite harmonie et leur complémentarité est indéniable, tant le flow atypique du MC est en symbiose avec les productions du beatmaker. L’entente fertile entre Vîrus et Banane a d’abord accouché d’un album en 2011, Le choix dans la date. Au-delà de la contrepèterie, le rappeur avait abordé des thèmes principalement familiaux et sentimentaux, cachés derrière les dates clefs du 14 février, 15 août et 31 décembre. S’en suivent deux EP, Faire-part, sorti en 2013 et ce Huis-clos, regroupés aujourd’hui sur un même double cd. Cette sortie inédite des deux projets en physique rassemble deux EP qui préservent toutefois leur propre thématique.


L’EP Faire-part gravite autour des thèmes liés aux décès, à l’image du titre Des fins qui aborde ses homonymes défunts. L’écriture est impressionnante de justesse et la narration incroyablement maîtrisée. Le rappeur a livré un joyau d’authenticité et transmis une émotion palpable sur les quatre morceaux du projet.


De la même manière que Faire-part est centré sur les thèmes de la mort et du deuil, Huis-clos est explicitement focalisé sur ceux de l’enfermement. Un EP à huis clos, dont les barrières seraient tout aussi bien visibles qu’intrinsèques, les cloisons à la fois émancipatrices et addictives. Un EP entre enfermements et claustrophobies.


Le titre qui ouvre les portes de cet EP, Bonne nouvelle, aborde celles fermées de la détention. Repli sur soi et solitude au sein du milieu carcéral en sont les cibles. Un morceau à l’intitulé pas seulement ironique, puisque la maison d’arrêt de Rouen est appelée « prison Bonne-Nouvelle ». Un sujet sensible, important pour le rappeur normand :



Mes cellules grises auraient aimé être simples d’esprit
Réveil en sursis, 9h de l’après-midi
De plus en plumard mais quand j’dors pas chez moi, j’me lève avec des chtars
L’isolement, j’m’y suis mis tard



Il y a des cellules qui n’ont pas de murs, où l’évasion se fait souvent par un recours aux substances plus ou moins licites. Le titre Marquis de Florimont traite principalement de l’addiction à l’alcool. Quel emprisonnement se joue avec l’addiction ? Enfermé à l’intérieur, ou à l’extérieur, c’est la question soulignée par les mots « Pour voir si j’bois parce que ça va pas ou si ça va pas parce que j’bois ».


Vîrus faisait déjà le constat il y a quatre ans sur le titre Nouvelles du fond « Quand tu t’ennuies vraiment, les drogues ont quelque chose de stupéfiant, elles mettent des pansements sur des plaies mouillées ». Aujourd’hui, la phase « Les drogues dures ? Nan, j’ai peur d’Epicure » sonne comme le refus d’une fuite facile au goût de bonheur illusoire.



J’ai bu et bu et rebu de la société



Le parti pris des compositions de Banane vers un aboutissement rythmiquement épuré et un ensemble déstructuré est remarquable. Le producteur fuit les gros beats au service de coller au propos souvent sombre du rappeur, pour une musique toujours entre le mystique et le glauque.


Vîrus excelle dans l’art de manier un champ lexical, de le triturer en en épurer les moindres recoins, en misant sur des sonorités similaires et sur la finesse de ses jeux de mots. Il n’hésite d’ailleurs pas à truffer ses textes de néologismes pour tirer le sens des mots en les confrontant entre eux. Un registre dans lequel un rappeur comme Kacem Wapalek par exemple s’exerce avec brio. Sauf que Vîrus conjugue à cet exercice de style un propos à la construction millimétrée tout en ne perdant jamais le fil de sa pensée.


Enfermé dans un questionnement sans fin, le titre Reflection eternal surfe sur un dédoublement de la personnalité. Sans honte ni dangerosité, Vîrus expose une réflexion au service de la recherche, obsédante, du sens de l’existence. La quête de sens ; un sujet qui ne cesse d’interroger le rappeur au fil de ses textes. La composition au parfum de dark ambient est pénétrante et on reste là, un peu en suspens, contaminé par l’envie de quémander un peu de clémence au temps qui défile.



Ceux qui soulignent ma différence préfèrent ensuite que je la raye



Navarre (Self Madman) termine ce projet sur la thématique des enfermements en évoquant le destin d’un interné. Entre cruauté du milieu, incompréhensions, paroles et non-dialogues, le morceau interroge la place de la normalité dans les complexités du monde psychiatrique. Ceux qui ont des restes d’espagnol n’auront pas de mal à saisir le paradoxe pointé ici « ça rend fou d’rester dans leurs locaux ». La folie, l’internement, là ou « tomber malade, ça t’aguerrit ». Un titre qui me donne des envies d’anachronisme en voulant le faire écouter à Antonin Artaud.


Bref, ce dernier titre vient clore un EP à la plume définitivement impressionnante et à l’identité musicale mordante.



De ces ours bipolaires, qu’écrasent une abeille
et demandent à une mouche de leur faire du miel
J’enfonce le clou, la tête la première
Mais j’considère le flou comme un début de lumière



Je pourrais encore épiloguer sur les valeurs du bonhomme et de son art, discret et bien loin de l’arrogance usurpée du rap français. Un art dont l’authenticité est résumée par cette pochette au visage effacé, comme un recul des traits de l’artiste au bénéfice de l’humain. De chaque humain.
Un art éminemment cérébral qui explore les bas-fonds de la solitude, de l’ennui et de l’enfermement. Et qui finit par nous séquestrer.

Bidoudoume
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le 5 mars 2017

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