Depuis sa fulgurante apparition en 2011, Anna Calvi, avec son mélange non conventionnel de chant lyrique - d'origine purement classique, donc inhabituel dans le Rock - et de guitare flamboyante, avec son look de "grande bourgeoise" (tailleur Chanel et chaussures Louboutin, pas vraiment non plus habituel chez les "rockeuses") et sa froideur qui tranche avec les occasionnelles explosions emphatiques de sa musique, séduit autant certains qu'elle désoriente la grande majorité du public. Entre le flamenco qu'elle cite souvent comme référence et Jimi Hendrix qui est son modèle absolu à la guitare, entre Patti Smith pour le respect du texte qui se veut poétique et Jeff Buckley pour le pari permanent sur la Voix comme véhicule d'intensité, où se situe donc Anna Calvi ? C'est évidemment sur scène, où elle irradie littéralement, que l'on trouve la réponse, alors que ses enregistrements traduisent souvent plus la complexité de sa démarche que l'honnêteté de son interprétation...
... Et puis nous voilà en 2018, alors qu'on désespérait que quelque chose change dans la trajectoire de plus en plus marginale de la belle anglo-italienne. Voilà que sort "Hunter", album splendide et tranchant, qui concrétise enfin le talent d'Anna. Quelque chose de profond a changé sur cet album, même si la forme abstraite, parfois labyrinthique, de certains morceaux, pas forcément évidents à la première écoute, demeure : on pourrait qualifier cela de rage, un mot beaucoup plus rock'n'rollien (on peut penser çà et là à la sensualité de nos chers The Kills), mais après avoir écouté les textes - importants, les textes, ici - il s'agirait plutôt d'une détermination nouvelle. "Hunter" voit en effet Anna prendre en main son image, sa sexualité, son genre même, sujet qui était jusque-là beaucoup plus - beaucoup trop ? - souterrain dans son œuvre. Questionnant donc la masculinité, dont elle annexe les instincts prédateurs sans aucune ambiguïté ("As a Man", magnifique introduction de l'album), revendiquant sans complexe la brouillage des genres ("Don't take the Girl out of my Boy", single batailleur et réjouissant), Anna adopte donc ici une image "queer" sans pour autant galvauder son élégance extrême. Disque de "coming out" ? Plus important que les orientations sexuelles de notre héroïne, "Hunter" applique une approche esthétique ambitieuse, un discours réellement artistique à la grande question actuelle du genre.
Mais "Hunter" a également pour lui la qualité mélodique des nouvelles chansons d'Anna, trahissant peut-être une approche plus commerciale avec des "hooks" accrocheurs, capables de séduire un public plus large. Des riffs de Telecaster plus tranchants, une nervosité inhabituelle - l'influence de Suicide dont Anna reprend en live le fameux "Ghostrider" -, des envolées lyriques stupéfiantes, une amplitude bouleversante ("Swimming Pool", hommage puissant à David Hockney, l'un des premiers artistes ayant centré son Art sur l'homosexualité), il y a dans "Hunter" tout ce qu'on avait toujours attendu de la part d'Anna Calvi.
Sans préjuger de l'impact que cet album aura sur le public, il constitue d'ores et déjà l'un des sommets artistiques de l'année 2018. Et après le passage remarqué de la belle chasseresse à Rock en Seine cet été, il nous garantit de belles et fortes émotions dans ses futurs concerts...
[Critique écrite en 2018]
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