Illmatic
8.2
Illmatic

Album de Nas (1994)

Illmatic. Un titre, une image, et une bande sonore. C'est pour moi l'album qui a révolutionné ma manière de concevoir le hip-hop. Ce que nous présente Nas, c'est quelque chose qui dépasse la simple démonstration d'un flow artistique témoignant de la maîtrise technique des rimes, des beats et des samples. C'est une expérience sensorielle. On est immédiatement transportés dans l'atmosphère new-yorkaise des années 90 : fini les sons funk et disco, les tenues colorées et extravagantes, l'ambiance légère des boîtes de nuit. Le nouveau fond sonore, c'est celui du train passant sur les rails lourdement, de l'effleurement des billets qui s'empilent, des freestyles de battles rap.

  • 1. The Genesis

La Genèse. Premier livre de la Bible, et le récit des origines du monde. Ici, on se concentre sur les origines d'un nouvel univers musical, et le commencement d'une période sombre pour le hip-hop, émergeant de ses débuts frivoles pour atteindre ce qui est pour moi son réel âge d'or, sortie de l'enfance peut-être prématurée. L'évolution du genre s'illustre par cette photographie d'un petit garçon (grand artiste en devenir) fondue dans le décor urbain de sa jeunesse, qui l'oblige à grandir trop vite, à prendre trop tôt des responsabilités d'adulte. (On me dira que c'est faire une analogie trop poussée, mais il me semble qu'elle est tout à fait pertinente.) Bref, c'est la découverte d'un arrière-plan qui préexistait sans se montrer, celui des quartiers mis à l'écart, des ghettos dévastés par le trafic de drogue et les règlements de compte, qui vont de pair avec l'intensification des rapports venimeux entre les forces de l'ordre et les minorités ethniques, surtout les populations noires : après tout, on se souvient de l'année 1994 pour avoir été le théâtre de la War on Crime (1994 Federal Crime Bill) lancée par le président d'alors, Bill Clinton (et soutenue par notre Sleepy Joe), afin de remédier au fort taux de criminalité de l'époque. Loi très controversée, dont beaucoup soutiennent qu'elle fut le point de départ d'une tendance à l'incarcération massive, visant notamment les afro-américains selon un système judiciaire perçu comme injuste, violent et raciste. Mais alors, est-ce que Nas se contente de crier Fuck tha Police ! à pleins poumons pour exprimer sa colère ? (Non pas qu'il s'agisse d'une forme d'expression inférieure artistiquement ; la violence verbale a son utilité) Bien au contraire. Ici, il se pose calmement sur des instrumentaux au rythme constant. Peu ou pas de chant, juste sa voix qui enchaîne les répliques. Et c'est poignant. It's Illmatic !

  • 2. N.Y. State of Mind
I want to wake up in the city that doesn't sleep ! [...] If I can make it here, I'll make it anywhere ! - Theme From New York, New York (Frank Sinatra)

La "ville qui ne dort jamais", celle où tous les rêves se réalisent, où l'on arrive avec 25 dollars en poche pour réussir. Voilà le thème du premier track d'Illmatic. Expression reprise de nombreuses fois, elle est avant tout issue des musiques guillerettes et dansantes de la pop et du R&B, où l'idéalisation de New-York passe par l'utopie d'une cité illuminée, aux airs magiques, comme littéralement enveloppée d'un halo de lumière, où de manière assez niaise, on a l'habitude de penser, sûrement en référence aux skyscrapers, que la seule limite, c'est le ciel.

New York, concrete jungle where dreams are made of, there's nothing you can't do, now you're in New York. Theses streets will make you feel brand-new, big lights will inspire you. - Empire State of Mind (Jay-Z feat. Alicia Keys)

Nas nous décrit l'envers du décor. Il ne dort pas parce qu'il ne peut pas. Non parce qu'il est rempli d'espoirs et de vivacité, mais parce qu'il ne peut pas se le permettre, il doit toujours rester sur ses gardes.

I never sleep, 'cause sleep is the cousin of death. [...] I think of crime, when I'm in the N.Y. State of Mind.

Un steady beat, production parfaitement exécutée par DJ Premier, obscure et feutrée, comme avançant masquée. Suffisamment rapide pour passer inaperçue, mais qui témoigne d'une inquiétude et d'une angoisse perpétuelle, comme si on entrait dans l'esprit d'une personne en fuite. Cette impression est complétée par des paroles qui nous mènent dans le labyrinthe des rues de New-York, où chaque angle peut être un death corner. Il se compare aux figures du gangster popularisées par le cinéma, comme le célèbre Scarface (1983), Tony Montana, référence usée et ré-usée à l'excès, et qui est d'ailleurs reprise dans le même album, puisqu'elle inspire le titre : "The World Is Yours".

  • 3. Life's a Bitch

...And then you die. Un message peu enthousiaste, mais délivré dans un refrain accrocheur. Ce que je retiens, c'est un son doux et presque dansant guidé par le saxophone de Olu Dara, qui tranche avec les paroles. Je ne dirais pas qu'il s'agit d'une sorte de carpe diem moderne. Au contraire, tout du long, on assiste à une ode au matérialisme : mise en avant de valeurs productivistes, où l'argent devient le seul moteur de notre existence. Nas et AZ se placent en sages conseillers, qui me font penser à des comptables dans leur manière assez étonnante pour le rap de concevoir la thune. Si pour beaucoup, les années 90 sont l'ère du consumérisme outrancier prôné dans le gangsta rap, ici il s'agit plus d'une inclination à l'épargne et à la retenue.

I switched my motto, instead of sayin' "Fuck tomorrow", that buck that bought a bottle could've struck the lotto."

Pourtant, le rappeur est loin d'avoir des motivations plus humbles et honnêtes que ses confrères musicaux : en réalité, il a bien compris que l'argent est avant tout un capital social ; il permet l'accès à un statut, à une reconnaissance et un respect dont ne profitent pas les plus défavorisés. Ce qu'il souhaite, ce n'est pas ce que l'argent peut lui acheter, mais ce qu'il représente aux yeux des autres.

Clothes, bankrolls and hoes, then what ? [...] Fuck who's the baddest, a person's status depends on salary.
  • 4. The World Is Yours

Le monde t'appartient, et pourtant, cet ego trip narcissique conte les dangers d'une addiction à la mégalomanie : la solitude, l'isolement, et surtout, comme toute hallucination et euphorie, le retour à la réalité (même sur le plus beau trône du monde, on est jamais assis que sur son cul). Important donc de garder la tête froide, car les emportements liés au succès et à la célébrité ne mènent qu'à la souffrance, et même parfois, à la mort.

I keep fallin', but never fall six feet deep.

Halftime vient clôturer la première face du vinyle (à la mi-temps !) et constitue une pause après l'échauffement du dernier titre ; un temps mort en somme. Après cette entracte, vient une ambiance plus douce et nostalgique, avec les emblématiques Memory Lane et One Love.

Je reviendrais plus tard pour commenter plus en profondeur les derniers titres de l'album, qui méritent une attention tout aussi particulière que les premiers. Dans l'ensemble, il s'agit pour moi d'une oeuvre incontournable, tant par son impact au sein de la culture hip-hop, mais également par sa valeur intrinsèque : un flow inégalé, un débit de paroles plus complexes et travaillées les unes que les autres sans pour autant avoir cette lourdeur du rap se revendiquant conscient, et évidemment une production impeccable soutenue par des professionnels qui ont démontré leur technique (comme DJ Premier, l'un des pionniers). J'ai encore énormément à apprendre et à écouter pour comprendre cette culture fascinante, même si elle se distingue de moi par de nombreux obstacles : barrière linguistique, éloignement géographique et temporel. Et pourtant, Nas a réussi l'exploit de mettre au point quelque chose qui puisse m'immerger dans un espace qu'il connaît par cœur, et que je ne pourrais jamais réellement trouver ; et ça c'est dingue.

ielref
10
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Créée

le 7 juin 2022

Critique lue 130 fois

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Feriel Ha.

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