Il y a toujours quelque chose de vivifiant à voir de jeunes artistes en pousse, pleines de potentiel encore inexploité, méconnues mais dont on sait qu'elles possèdent de grande choses en elles, se hisser à des sommets mérités ; une sorte de fierté paternelle (voire paternaliste) un peu déplacée – comme si c'était grâce à nous qu'elles en étaient là aujourd'hui. Et aujourd'hui je me sens bêtement comme un papa un peu gaga qui vient encourager ses filles à la remise de diplômes avec des fanions, un t-shirt " I love mah girlz " et des vuvuzelas. Car aujourd'hui, les deux petites de Let's Eat Grandma font un carton. Après un premier album extrêmement prometteur dans un style que j'étiquetterai sauvagement sous le terme d'électro-freak-pop, et dont les voix maniérées bizarroïdes et les instrumentations cheap les rapprochaient des débuts de CocoRosie, mais qui se perdait dans des directions inachevées, des délires pas toujours communicatifs, une tendance à s'égarer en route, en pleine contemplation, malgré certains éclats de brillance (le rap sorti de nulle part de "Eat Shiitake Mushrooms", l'atmosphère onirique du binôme "Welcome to the Treehouse" et bien sûr la déchirante "Rapunzel")... Après tout cela disais-je, Rosa Walton et Jenny Hollingworth, toutes deux âgées de 15 et 16 ans au moment des faits (i.e. en 2016) et usant de leur ressemblance naturelle pour entretenir le mystère autour de leur relation, ont mûri à une vitesse spectaculaire.
Il leur aura fallu à peine deux ans, passés sans doute à digérer davantage leurs influences, à en incorporer de nouvelles, à serrer les mains des bonnes personnes et travailler la solidité de leur écriture, pour arriver à accoucher d'un deuxième album en tout point supérieur au premier. Si on revient au fameux électro/freak/pop, on pourrait dire qu'elles ont quelque peu laissé tomber le "freak" (au revoir les thématiques médiévales et moins de manières so bwitish dans leurs voix) pour appuyer plus fort sur la "pop" et biberonner leur "électro" de plus gros moyens, avec des synthés d'une clarté implacable, ainsi que d'influences on-ne-peut-plus contemporaines. Dans ces dernières celle qui s'entend le plus est sans doute la productrice bubblegum-bass SOPHIE, qui s'occupe de la production de deux titres de l'album (en collaboration avec Faris Baldwan de The Horrors), "Hot Pink" (qu'on croirait composé par elle tant les sonorités déconstruites et les gimmicks disruptifs rappellent sa propre carrière solo) et "It's Not Just Me" qui elle ressemble plutôt à la meilleure chanson que Chvrches a oublié d'écrire. Du reste, il est impressionnant de voir comme les filles ont révolutionné leur petit monde tout en parvenant à rester fidèles à ce qui les rendait émouvantes sur leur inégal premier opus. Concrètement, l'album se décompose en des chansons pop ultra-modernes (les deux précitées, plus "Falling Into Me" et "I Will Be Waiting for You") bien qu'ancrées dans les 80's, et des chevaux de bataille au romantisme échevelé (dans les proportions et la démesure, pas dans le contenu – j'avoue ne pas m'être penché plus que ça sur les paroles). Dans cette dernière catégorie, on retrouvera les chansons qu'on attendait pas – les singles nous ayant davantage préparé à la pop contemporaine redoutablement efficace – mais qui selon vos goûts pourront s'imposer comme la meilleure face d'un disque déjà bourré de bonnes choses.
"Snakes & Ladders" retrouve la narration mi-chantée mi-déclamée (sans être tout à fait rappée) qu'elle avaient pu adopter sur I, Gemini, propulsant leur son avec des guitares électriques graves et traînantes tandis qu'elles viennent à nouveau chatouiller leur goût pour l'errance, mais cette fois sans jamais s'égarer laissant un puissant motif de 5 notes de synthé créer un gouffre de suspense en plein cœur du morceau avant de le relancer dans un élan tragique à briser le cœur. Et ce que ce morceau accomplit en 6 minutes, "Cool & Collected" et "Donnie Darko" le poussent encore plus loin dans la tension. Le premier en un lent crescendo de 9 minutes guidé par des guitares taquines qui nous teasent patiemment jusqu'à ce que le décollage s'amorce pour un climax étonnant, presque en forme de classic rock (comme quoi y a pas que du synthé chez ces p'tites dames), qui explose brièvement pour s'en retourner bien vite vers le mystère des notes de guitares suspendues dans le vide. Quand au dernier, celui qui d'ailleurs clôt l'album, l'impressionnant " Donnie Darko " et ses 11 minutes au compteur, lui aussi prend son temps pour faire monter la sauce. Et cela le long de simples accords plaqués solennellement, qui déroulent un lent mantra tandis qu'une guitare semble improviser une variation d'un thème de Twin Peaks. On nous laisse poireauter là tranquillement, dans une salle d'attente d'une grâce absolue, on est déjà tout chose ! Si on avait idée de la suite... et voilà qu'on accède enfin au rêve pop entêtant qu'on nous promet depuis 3 minutes ; un beat solide, un motif de synthé répété inlassablement tandis que les mangeuses de grand-mères terroristes de la grammaire grognent, nous montrant bien qu'elle ne sont pas encore prêtes à exploser et qu'au contraire elles en ont encore sous le pied ; en attendant elles nous montrent tout leur savoir faire sonique en peignant des décors de rêveries bucoliques... avant de partir à l'assaut final, le volume à fond, à enchaîner leurs accords triomphants et à chanter leur gloire à pleins poumons. Le temps de nous dire au revoir sur la redescente, et hop, on clôt une pièce magistrale ; une leçon de tension dramatique.
Je pourrais terminer sur le classique "rolala, dire qu'elles ont que 18 ans tralali lala", et je n'aurais pas forcément tort tant la maîtrise qu'elles ont acquise de leur artisanat est confondante, mais je me contenterai d'être pensif pour la suite. Car suite il y aura à n'en pas douter, autant battre le fer tant qu'il est ardent, mais on peut se demander de quoi elle aura l'air. Davantage de pop à l'écoute de sa zeitgeist ? Des chevaux de bataille encore plus épiques et dramatiques ? Faut dire que dans les deux domaines Rosa et Jenny s'en sortent à merveille, et si leurs états d'âme semblent parfaitement s'accorder au spleen romantique il faut bien avouer qu'elles font preuve d'un talent naturel dans la pop qui ne peut être ignoré et qui mériterait bien d'être poussé encore plus loin. Voici donc une croisée des chemins alléchante : toute direction qu'elles choisissent sera la bonne.
Chronique provenant de XSilence