« John McLaughlin n'est guère rassuré lorsque est abordé en studio In A Silent Way, de Joe Zawinul. Miles trouve le morceau trop chargé et décide de tout jouer sur un accord pédale de mi majeur en confiant le premier exposé à la guitare. Il glisse à John McLaughlin : « Joue-le comme si tu ne savais pas jouer. » Tremblant de peur, observant Miles qui l'encourage du regard, le guitariste plaque alors le premier accord qu'apprend à jouer tout débutant, un mi majeur en première position avec cordes à vide. Partant de cet arpège, il égrène prudemment les notes de la mélodie, sans savoir que les bandes tournent déjà. Ainsi naquit l'ouverture rubato de In A Silent Way, frissonnante d'innocence et de dépouillement. »
Franck Bergerot, Miles Davis, Introduction au jazz moderne, Seuil, 1996.
L’année 1968 sera importante pour Miles Davis. Pour sa vie familiale et professionnelle. C’est l’année des rencontres, celle de Betty Marbry (pochette de Filles de Kilimanjaro) qui deviendra Mme Davis et qui lui fera rencontrer Sly Stone et Jimi Hendrix. Ce ne sera pas sans incidences sur la mutation électrique de la musique de Miles.
Les musiciens qui le côtoient se renouvellent aussi, Miles est au centre de nombreuses rencontres qui seront le creuset d’un bouillonnement fécond de création. Les orchestres jouant lors des concerts et en studio sont différents. Le travail même, lors des sessions en studio, se transforme. On peut penser à ce que fait déjà depuis longtemps Sun Ra, jouant tout en laissant tourner les bandes d’enregistrement, et, assemblant ensuite des séquences sous forme de montages, donnant ainsi naissance à une musique qui en réalité n’a jamais été jouée sous sa forme enregistrée. Le rôle du producteur Téo Macéro devient prépondérant et son influence artistique grandit, c’est de sa complicité avec Miles, lors des nuits passées à mixer, que naîtra le « son ».
In a Silent Way a désormais plus de quarante ans d’âge et ce sont de jeunes musiciens assez peu connus qui alors, entourent Miles Davis. Le quintet qui jusqu’alors a accompagné Miles, jette ses derniers feux. Ron Carter, réfractaire au jeu électrique laisse la place à Dave Holland. Herbie Hancock laissera bientôt le clavier à Chick Corea et, un peu plus tard, Tony Williams sera remplacé par Jack de Johnette. Seul restera Wayne Shorter… Au gré des arrivées, des tournées et des départs, le groupe réuni ce 18 février a fière allure. On Remarque l’omniprésence des claviers et l’une des premières apparitions du piano électrique Fender Rhodes qui a lui seul, symbolise la couleur de ce qui sera appelé « la fusion » ou le « Jazz rock ».
Cet album marque les débuts de John McLaughlin aux côtés d’un jazzman de renom, venu du rock il apportera cette apport neuf et virtuose qui plaira tant à Miles. Souvent on symbolise cette couleur musicale par l’album Bitches Brew. C’est un raccourci un peu malheureux qui ne rend pas justice à In a Silent Way qui lui est antérieur et qui représente assez bien ce qui pourrait être le revers de Bitches Brew, son autre face, son complémentaire paisible et aérien. Il ne lui cède en rien en qualité et revêt même un caractère historique que ne peut revendiquer son successeur.
In a Silent way est un album « cool ». Il porte en lui l’héritage et la novation, mais c’est aussi un album-somme, la sonorité de Miles n’a pas tant que ça changé, son phrasé est toujours aussi subtil et sa sonorité toujours aussi pure, sans vibrato. La couleur de l’album représente une pure magie de légèreté, comme constitué de bulles d’air, s’affranchissant des lois de la physique : tout est atmosphère, éther et évanescence… En une année la musique de Miles a mué par petites touches et de lentes avancées graduelles au bout desquelles une nouvelle musique est née, jamais entendue et d’une grande beauté fragile.
Zappa, venu du rock lui répondra un peu plus tard avec « Hot Rats » !
Un album historique et fondateur, incontournable.