2,66 £. Tel est le prix moyen que les premiers acheteurs et profiteurs ont décidé d’octroyer à Radiohead pour leur septième album studio, produit d’un minutieux travail en réunion après les pérégrinations solitaires de Thom Yorke sur The Eraser. En effet, le groupe a eu l’idée de proposer In Rainbows en téléchargement libre en échange d’un don laissé à l’appréciation du client. Résultat décevant si on compare ce chiffre au prix de marché de certains albums d’une qualité infiniment inférieure, mais qu’importe. Ce n’est pas anodin que ce soit le lumineux In Rainbows et non pas Hail to the Thief ou The King of Limbs qui ait fait l’objet de cette entreprise innovante. En effet, comme le remarque judicieusement le guitariste Ed O’Brien, cet album est porté vers l’universel. Plus que tout autre, il mérite un traitement particulier.
L’universalité est à la fois accessible et insaisissable. Dès le début, « 15 Step » est ambiguë avec ses cris d’enfants dont on ne sait pas s’ils expriment davantage la joie ou l’aliénation de groupe. Cette chanson de dancefloor est comme une psychanalyse qui pousse le sujet de plus en plus loin dans son inconscient. Elle revient à un état conscient avec une interrogation si ensorcelante et si joliment prononcée que le monde du marketing l’a inscrite sur des T-Shirts : « You used to be alright, what happened ? ». A travers la poésie de ses paroles aussi belles que tragiques, l’œuvre entière est propice aux réflexions existentielles. Les questions muettes souvent sans réponses sont également exprimées par les boucles instrumentales qui se répètent comme si elles ne savaient pas quand s’arrêter, en suivant une trame linéaire inéluctable, à la manière hypnotisante de King Crimson sur Discipline ou des Talking Heads à qui, rappelons-le, Radiohead doit son nom. Parfois, elles s’arrêtent et semblent avoir trouvé une réponse provisoire, et puis changent de cap ou accueillent une nouvelle donnée à prendre en compte pour la quête de vérité. Cela fait sept ans que Radiohead a assuré la transition dans le troisième millénaire avec le somptueux Kid A. L’heure est à présent au bilan et à l'avant-garde : “It is the twenty-first century”, clame le chanteur sur “Bodysnatchers” avant d’enchaîner sur une succession de morceaux plus posés, ayant chacun une beauté unique. S’il fallait n’en retenir que deux : « Nude » et « Reckoner », qui parviennent à atteindre un authentique état de grâce arrivé aux deux tiers ou aux trois quarts de la chanson, justifieraient à eux seuls de payer le prix fort pour In Rainbows. Précisons que ces moments dont Radiohead a le secret, qui durent rarement plus de quelques secondes, ne font que dépasser la beauté déjà présente, laquelle peut alors être rétrospectivement perçue comme instigatrice de suspense. Les guitaristes chatouillent l’oreille en donnant l’impression d’être au plus proche de l’auditeur, et parfois leur instrument se fait timide, comme si les projecteurs étaient braqués sur un individu qui essaie discrètement de s’intégrer un groupe constitué en dehors de lui. La voix est chargé d’émotions complexes que viennent conforter nappes de synthé et chœurs, à moins que ces derniers ne résonnent comme un lointain écho inaccessible. A la batterie, Phil Selway se montre brillant et n’hésite pas à utiliser les cymbales à la manière d’un Nick Mason interprétant « Sysyphus Part 3 ». Les chansons « calmes » n’empêchent pas l’alchimie rock originelle du groupe de montrer sa verve inaltérée sur « Jigsaw Falling Into Place », digne successeur de « Where I End and You Begin ». De plus, les superbes paysages sonores traversés au cours de l’écoute sont peuplés d’instruments qui rappellent des souvenirs auditifs marquants, à l’instar du glockenspiel de « No Surprises » ou du piano pesant de « Pyramid Song ». Un sentiment de pureté accomplie s’en dégage.
L’impression de nouveauté prend largement le pas sur celle de familiarité. Le groupe a une manière de concevoir la musique capable d’exclure toute redondance entre les morceaux. Synesthète de son état, Thom Yorke associe en esprit couleur et musique de manière irréfragable. Ce don rare que Yorke partage avec des noms aussi illustres que Liszt et Kandinsky peut expliquer pourquoi la musique qui sort du disque apparaît si magique. Est-ce un hasard que l’objet In Rainbows soit autant bariolé ? Il ne s’agit pas d’un délire psychédélique d’un autre âge, mais de quelque chose de plus profond. Car derrière les couleurs éclatantes mais fugaces de la vie, se cache la noirceur implacable de la mort. Cette « putain de panique consistant à réaliser que tu vas mourir » tourmentait déjà Thom Yorke une dizaine d’années auparavant, quand il chantait « Street Spirit (Fade Out) » à la fin des concerts. Il semble enfin avoir trouvé la solution à ce problème qui le ronge : refuser de vendre son âme au diable comme l’avait fait le docteur Faust, et tant pis pour les plaisirs terrestres. Dans un état d’esprit cosmique, le groupe contemple passivement les frêles châteaux de cartes qui s’écroulent, les puzzles qui éclatent en morceaux et les dominos qui tombent les uns après les autres. Juste en dessous, Méphistophélès est furieux et a le toupet de répandre son souffle glacial effroyable jusque dans la magnificence de « House of Cards ». Il ne va pas tarder à avoir le dernier mot… Mais fort de sa vertu nouvellement acquise, le mortel est alors paré à affirmer qu’en dépit du drame qui se déroule devant lui, aucun jour n’a été aussi parfait que celui-ci. Il en a le droit, car l’âme renforcée par son intégrité a triomphé de la mort en répandant la vie aux alentours, témoignant d’une acceptation du triste éphémère pour en faire une source de communion entre les êtres, dans un élan de générosité gratuite. Le grave groove de « All I Need » n’a pas besoin d’être rythmé pour être puissant. A l’écoute de ces dix joyaux qui constituent un moment unique dans l’histoire de Radiohead, le sentiment que l’on ressent est, au fond, l’empathie. Elles transforment le regard sur le monde et les gens de façon aussi efficace qu’un bon vieux « Let Down », et de manière si puissante que si un dictateur était forcé de les écouter, sans doute n’aurait-t-il pas le courage de le supporter. La colère est quasi-inexistante, et le désespoir seul n’est pas le bienvenu. Pas non plus de message politique lié au contexte d’une période donnée, critiquant un Tony Blair ou un George Bush, qui risquerait de gâcher l’universalité. L’auditeur se sent partie intégrante de la menue atmosphère qui l’abrite. « C’est être humain », résume tout simplement O’Brien.
Les 2,66 £ prennent donc tout leur sens pour signifier l’arbitraire des lois du marché, dont le groupe se moque gentiment en affirmant avoir la liste des noms du tiers de personnes qui n’a rien donné en échange de l’album. Ceux-là n’ont sans doute pas fait ce raisonnement, mais le prix à payer pour jouir de In Rainbows devrait bel et bien être de 0 £. Comme l’eau, comme l’air, cette musique sublime devrait circuler sans obstacle entre tous les êtres humains afin de concrétiser le projet kantien de paix perpétuelle. Elle aurait aussi toute sa place en voyage éternel à travers l’espace, suivant avec un temps de retard de plus en plus risible la grande « Across the Universe » des Beatles. Les arcs-en-ciel, quelle singularité !