Il plaque son dernier accord de sol, pose sa guitare, se lève, et se casse.

Ils sont légion, dans le rock-business, ceux qui surfent sur leur légende pour ne pas disparaître de la mémoire collective. On les voit venir à dix bornes, ces excentriques, avec leurs vaines tentatives pour recréer la magie d’antan. L’éclair de génie frappe rarement deux fois le même endroit, malheureusement pour ces légendes dépassées, accrocs à la légitimité, toujours à la recherche du frisson de « la première fois ». On les connait, on a les noms, mais comme on n’est pas des délateurs, on ne dira rien. Néanmoins, c’est un phénomène qui ne concerne pas Jeff Mangum, chanteur à la gorge irritée, esprit démiurge à l’origine de In The Aeroplane Over The Sea, second album de son gang étrangement intitulé Neutral Milk Hotel. A la fin de ce disque historique, inestimable point de repère pour tout groupe indie qui se respecte, Jeff Mangum dépose sa guitare, fait crisser sa chaise en se levant, et s’en va. Il ne reviendra pas. C’était en 1998, et depuis les bigots de l’underground n’attendent que son retour. Mais non, il n’y aura pas de rappel après "Two Headed Boy Part II", ultime morceau d’In The Aeroplane Over The Sea. En ce glacial mois de février, nous fêtons la vingtième année de cet album culte qu’on ne s’est toujours pas lassé d’autopsier dans tous les sens.


A l’origine, les Neutral Milk Hotel faisaient partie d’un collectif musical aujourd’hui mythique, Elephant 6, fondé à Denver, Colorado, en 1991. A l’initiative de ce mouvement, des mômes venus de Louisiane, une bande de garnements inventifs et surtout amateurs de psychédélisme 60’s. Parmi eux, quelques futures sensations underground, tels Robert Schneider (The Apples On Stereo) ou Will Cullen Hart (The Olivia Tremor Control), copains d’enfance de Jeff Mangum. Pour booster leur créativité, Elephant 6 s’impose des instruments non-conformes aux standards rock, prenant exemple sur le Pape de la Pop intelligente, Brian Wilson, l’ainé des Beach Boys. Le modèle avoué ? SMiLE bien sûr, l’épique grand œuvre du californien, une œuvre si follement ambitieuse qu’elle a rendu malade son créateur, le plus fameux des reclus de l’histoire de la musique. Tiens donc. Mangum a également disparu des radars suite à la sortie de son chef-d’œuvre. Personnalité sensible aux obsessions morbides, Mangum semble avoir donné toutes ses tripes et son âme à In The Aeroplane Over The Sea, œuvre monstre d’une grande noirceur qu’il n’est pas interdit de siffler sous la douche.


Des les premières mesures de l’ouverture, "The King Of Carrot Flowers part. I", le contraste est déjà saisissant. Le morceau, d’une simplicité élémentaire, ne comporte pas plus de trois accords et déroule une mélodie parfaite, chantée d’une voix éraillée mais sans emphase particulière. Au milieu du titre, l’orgue électrique du producteur Robert Schneider vient briser la solitude de la guitare acoustique, et c’est la seule concession qui sera accordée à ce titre intelligemment dépouillé de tout artifice. C’est une jolie chanson, agréable, entêtante. Jusqu’à ce qu’on s’intéresse aux paroles.


« Your mom would drink until she was no longer speaking / And dad would dream of all the different ways to die / Each one a little more than he could dare to try »


Dès lors, on sent que derrière ces compositions radieuses se cachent des ténèbres insoutenables. Sur le titre suivant, "The King Of Carrot Flowers Part 2 & 3", le chanteur implore le messie comme le dernier des fanatiques sur des arpèges lancinants, avant que ne déboule une hallucinante puissance électrique, sortie de nulle part, dévastatrice. Sur le morceau titre, ballade crève-cœur sublimée par une scie musicale, il livre des considérations existentielles vertigineuses. Peu à peu, sa voix se libère, décuplée par l’émotion. De la relative sobriété du premier morceau, on passe aux aigus douloureux de "Two Headed Boys". Mangum fait vivre un enfer à ses cordes vocales, s’accrochant à des tonalités trop hautes pour son timbre, mais parvenant miraculeusement à tenir toutes les notes jusqu’à leur terme. Si un noyau solide d’amateurs d’indie reste hermétique à la musique de Neutral Milk Hotel, c’est surtout par rapport à cette voix perçante, criarde même, qui peut décontenancer les premières écoutes. Jeff Mangum n’est pas juste un interprète intense, c’est un vocaliste tendu, au bord de la rupture. A sa guitare acoustique, il impose le même traitement de tortionnaire. La rythmique est hachée en allers, la mi grave est tambourinée par un médiator en plomb, on imagine pas combien de cordes ont dû péter pendant l’enregistrement. Mangum est un bel exemple d’écorché vif dont l’art va de paire avec la souffrance.


Parolier prolixe et fascinant, Mangum puise son inspiration dans l’histoire avec un grand H. Comme conscient de ses vies antérieures, il est habité par l’angoisse, la douleur et la culpabilité des disparus. Peu avant l’écriture du disque, il a été traumatisé par la lecture du Journal d’Anne Frank, et l’ombre tragique de la jeune déportée hollandaise plane sur les onze chansons. L’unique single s’appelle "Holland 1945". C’est un déferlement sonique ultra-saturé qui prend l’auditeur par surprise. Mangum, pris d’une bouffée délirante, débite de sinistres allégories : corps ensevelis vivants, réincarnations, fêtes foraines, météorites et pianos enflammés viennent se percuter dans cette déblatération frénétique, exécutée sans temps mort par un chanteur dont on se demande comment il ne s’est pas évanoui pendant l’enregistrement. La batterie de Jeremy Barnes, comme soudainement tirée du lit, défonce les contretemps tandis que la trompette de Scott Pillane se donne des airs de fête des morts mexicaine en fin de piste. Dans le contexte de l’album, "Holland 1945" est une incongruité qui vient briser les nombreux monologues intimistes du leader. Il y en a d’autres, comme la deuxième partie de "King Of The Carrott Flowers", "Ghost" ou encore le deuxième instrumental, dénué de titre. Des fanfares folles-furieuses qui déploient une armée d’instruments aux connotations européennes : accordéons, cornemuses, cuivres en état d’ébriété, on sait que les oreilles des gars d’Arcade Fire sont passées par là. Ces cacophonies calculées bousculent l’auditeur, déboussolé par l’avalanche d’images perturbantes dont fourmillent les paroles. Comme dans l'opéra pop maudit de Brian Wilson, les morceaux se font écho, offrant à l'auditeur des pistes de réflexion tortueuses. Empilant tragédies historiques, fantasmes héroïques et cauchemars surréalistes, les huit minutes de "Oh Comely" s’éloignent toujours plus de la rationalité pour se muer en maelstrom anachronique bouleversant.


"I know they buried her body with others / Her sister and mother and 500 families / And will she remember me 50 years later / I wished I could save her in some sort of time machine."


Jeff Mangum, aux frontières de la folie, revit un passé qu’il n’a jamais connu, écrasé par le poids du monde, tiraillé par toute l’horreur d’une l’humanité qu’il ressent au plus profond de ses gênes. Autour de lui errent des âmes tourmentées qui ne trouveront jamais la paix. Dans le morceau final, "Two Headed Boy Part II", il s’adresse à des cadavres mutilés, la voix tremblante, leur promettant un au-delà spectaculaire. Seul avec son acoustique, Mangum enregistre son dernier titre en une seule prise, et son exécution poignante sonne comme un exorcisme impossible. Hébété, impuissant, résigné comme un gamin à qui on viendrait de montrer le vrai monde des adultes, il plaque son dernier accord de sol, pose sa guitare, se lève, et se casse.


En même pas 40 minutes de temps, In The Aeroplane Over The Sea s'impose toujours comme une expérience extrême et inoubliable. D'une remarquable richesse orchestrale et thématique, l'ultime LP de Neutral Milk Hotel reste hermétique aux analyses, et il sera difficile de se remettre de ses émotions immédiatement. Dédiée à la mémoire collective et empreint d’ésotérisme, l’œuvre fait preuve d'une ambition si écrasante qu'elle aurait dû périr dans l'œuf. Avec sa prestation kamikaze, Jeff Mangum créé un équilibre périlleux qui pourrait s'effondrer à la moindre note de trop. L'album est si chargé de détails énigmatiques que l'on se demande comment il fait pour ne pas couler. Pourtant la barque ne flanche pas, et on s’interroge encore sur la nature réelle de son insubmersible structure. Vingt ans après sa sortie, le grand disque malade des années quatre-vingt dix affiche une santé de fer.

GrainedeViolence
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le 8 oct. 2020

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