Mon histoire avec Editors avait plutôt mal débuté. Fan des Cure de la première heure, je ne comprenais pas vraiment l'engouement que pouvait susciter ce nouveau groupe, proposant une curieuse alchimie de romantisme noir désincarné, accompagné d'effets de guitare assez redondants. Il en allait de même pour leur soi-disant modèle, Interpol. Alors donc que beaucoup s'extasiaient, voyant entre mon groupe fétiche et celui-ci une évidente filiation, je suis resté, pendant des années, hermétique à leur musique. Et puis est arrivé, en 2009, "In this light and on this evening", leur troisième album. Autant dire qu'en l'écoutant pour la première fois, par curiosité, je n'en attendais rien de spécial : attitude cohérente si l'on se fie à mes expériences passées. Comme je me trompais ! Ce fut un choc sans nom, et la plus belle surprise de cette fin de décennie. A tel point que par la suite, lorsque je me suis replongé dans la courte discographie d'Editors, tout avait changé, presque comme par magie ; indéniablement, c'est pour vivre des moments comme celui-là que l'on écoute de la musique. « The back room » et « An end has a start » m'apparaissaient donc sous un jour nouveau, comme si « In this light and on this evening » m'avait ouvert les yeux, fait pénétrer leur univers. Expérience d'autant plus surnaturelle que s'il y a bien un disque d'Editors qui ne ressemble pas à un disque d'Editors, c'est celui-là.
Parmi les admirateurs du groupe, certains vous diront combien cet opus les a déçu. Les détracteurs s'en donneront également à cœur joie (d'autant plus s'ils sont fans d'Interpol, prolongeant niaisement la « guéguerre » entre ces deux formations inventée par des journalistes). Leurs arguments principaux tourneront autour du style musical, jugé trop pompeux, surjoué, rebattu ; mais surtout, ils vous parleront du clavier, leur instrument de torture personnel. Ah, ça... Le clavier, dans le rock, c'est tout un poème. Une sorte de vilain petit canard : on le tolère, mais point trop n'en faut. J'exagère à peine... On est plus à un snobisme près dans le monde de la musique !
On l'aura compris, c'est un discours que je ne tiendrai pas ici. Et il faut croire qu'en travaillant sur cet album, les musiciens de Birmingham avaient tout simplement envie d'un son neuf, sans doute conscients que leurs envolées de guitares caractéristiques finiraient par lasser (le public, et eux-mêmes). Pour ne pas se retrouver dans l'impasse, autant prendre les devants, et c'est le synthé qui leur a servi d'exutoire. Il s'impose donc dès l'ouverture avec le morceau éponyme ; plombant, ténébreux, l'instrument fait au mieux l'effet d'un lever de soleil pâle sur un champ de ruines futuriste, au pire celui d'un crépuscule sans lendemain. Tom Smith chante de manière totalement déshumanisée, presque démoniaque, comme un assassin tapi dans l'ombre, et ses mots tournent en boucle ; on comprend alors que ce n'est pas cet album qui fera taire les comparaisons entre lui et Ian Curtis... Mais au fond, qu'importe, car celui-ci devient de plus en plus intéressant à l'écoute du second morceau, « Bricks and mortar », soudain plus rythmé et lumineux (tout est relatif), avec ses chœurs fantomatiques qui jaillissent lors des refrains, flamboyants comme des feux follets, et sa mélodie irrésistible. Le tempo s'accélère encore avec le single « Papillon », course effrénée vers un rai de lumière artificiel, fuite paniquée vers des portes en trompe-l'œil ; le clavier reste le régulateur de ce morceau efficace, au nihilisme décomplexé.
Puis c'est un retour progressif à la langueur. « You don't know love », habitée par une tension amoureuse, installe lentement son flow dramatique, tandis que « The big exit » égrène une douleur plus sourde, qui vire au tragique lorsque la voix de Smith révèle des aigus surprenants. Et c'est au détour de ce beat caverneux que s'impose soudain, sournoisement, l'un des meilleurs titres d'Editors à ce jour : « The boxer ». Pas forcément remarquable à la première écoute, sa mélancolie suffocante explose littéralement par la suite, dévoilant à la fois un monde irréel empli de spectres, d'âmes en peine livrées à elles-mêmes, errant sans fin, et une peinture sans concession de la tristesse de la condition humaine. N'ayons pas peur des mots : le groupe parvient ici à nous amener au-delà du dernier souffle, atteignant les sommets des « The eternal » ou « Decades » de leurs ancêtres de Joy Division, et le morceau, idéalement placé, relance le disque de plus belle.
Après cette « near death experience » musicale, le trio final nous présente des compositions plus langoureuses qui assoient la torpeur effrayante du disque. Malgré la fulgurance des claviers et des refrains de « Like treasure », l'ombre prend irrémédiablement le pas sur la lumière, comme lors d'une éclipse : « Eat raw meat = blood droll », sorte de cérémonie vaudou futuriste menée par des robots déglingués, précède un « Walk the fleet road » aux allures de chant rituel... introspectif. Chœurs souterrains, flow morbide, presque gothique... « In this light and on this evening » se termine en apothéose autarcique, mais offre de manière contradictoire un véritable boulevard à Editors vers un avenir musical plein de promesses (du moins en ce qui concerne un prochain opus) : guitares ou synthés, ces gars-là convainquent quoi qu'ils fassent, en bons ambassadeurs crédibles qu'ils sont de la vague post new-wave des années 2000.