Imaginez un son constitué d'alarmes à tout va, de samples funky tellement torturés qu'ils en deviennent méconnaissables, et de slogans contre le racisme et le système en guises de paroles, et vous aurez peut-être une idée du son de Public Enemy. Jamais la musique n'aura été aussi anti-commerciale et à la fois aussi influente.
Nous sommes ici face à un son unique, qui ressemble plus au bruit d'une bombe qu'à une véritable partition. Véritables maîtres de la boîte à rythme, ils ont poussé le sampling à un niveau incomparable. Ainsi James Brown, David Bowie, Isaac Hayes ou encore Funkadelic se retrouvent mixés , coupés, torturés, étirés à toutes les sauces, jusqu'à n'avoir plus rien à voir avec les titres originaux. Toute cette petite famille se retrouve ensuite mélangée à des bruits de sirènes et de discours de Malcom X, pour former un joyeux vacarme qui ne prendra fin uniquement lorsque le rappeur Chuck D en aura fini avec l'auditeur. Pour comprendre le travail d'orfèvre que cela représente, rien qu'un morceau comme "Bring The Noise" ne compte pas moins de 9 samples différents, là où "Night of the Living Baseheads" en compte 24.
L'album étant sorti en 1988, Public Enemy a pu profiter sans culpabilité de cette chère période d'innocence où l'on pouvait sampler à tout va sans se préoccuper des ayant-droits. La réglementation ne tardera pas à se montrer plus sévère et le hip-hop, ainsi que Public Enemy s'en retrouveront amputés. Il va s'en dire que les productions des futures sorties du groupe sembleront plus ternes, mais il restera toujours les mots de Chuck D pour tenir éveiller la révolution. C'est là où "It Takes a Nation..." est plus qu'un simple album de rap. C'est la définition même de l'utilisation des attributs du hip-hop, autant pour l'artistique que pour l'éveil de la société.
Fait pour un public averti, "It Takes a Nation..." ne ménage l'auditeur à aucun moment. Qui d'autre commencerait son album par une énorme alarme pouvant réveiller n'importe quel quartier de New York instantanément ? Qui oserait faire tourner en boucle le son strident de "Rebel Without a Pause" qui ressemble à s'y méprendre à celui d'une bouilloire laissée sur le feu? Aucun artiste, aussi sain d'esprit soit-il, ne s'y risquerait. Mais Public Enemy n'est pas un groupe comme les autres.
Véritable cas unique du monde de l'Entertainment, le collectif tire sa force autant de ses productions que des personnalités de ses membres. Il y a donc Chuck D, la voix principale du groupe, au flow qui s'apparente plus à celui d'un révolutionnaire comme Malcom X. D'ailleurs, si la production de "It Takes a Nation" est un poil plus accélérée et lourde que sur son prédécesseur "Yo! Bum Rush The Show", c'est dans un simple soucis de mieux coller avec le phrasé incisif et solennel de Chuck.
Vient ensuite Flavor Flav. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l'un des groupes les plus sérieux et mature de l'histoire du rap américain compte en son sein un véritable clown, n'étant là uniquement pour amuser la galerie entre deux respirations de son compère. Avec sa voix nasillarde, ses exclamations presque cartoonesques, ses ricanements à tout va, Flav est le pantin du groupe. Sa participation à une télé réalité ces dernières années a dégoûté plus d'un fan du groupe. Mais cela semble être de rigueur chez les bons groupes de rap, regardez Ol' Dirty Bastard chez le Wu-Tang Clan. Pas étonnant que la clique de RZA fasse appel à lui sur un titre de leur album ("Soul Power" sur l'album "Iron Flag"), une fois qu'Ol' Dirty ait passé l'arme à gauche. En dehors de l'aspect musical, Flavor Flav est un vrai personnage dans la vraie vie également, et l'un des membres du rap américain le plus atypique. Lunettes de soleil à la monture blanche, un chapeau trop grand, et surtout une chaîne avec au bout une immense horloge, tel est le style du clown rappeur tel que vous le retrouverez tout au long de la carrière du groupe.
Mais quand les choses redeviennent sérieuses, autrement dit lorsque Chuck D prend la parole, l'Amérique bien pensante se met à couvert. Directement inspirés des discours de Malcom X ou encore des Black Panthers, ses textes, liés au bruit ambiant, font l'impression d'un coup de poing dans l'estomac. "Too black to strong" comme on l'entend au début de "Bring the Noise". "She Watch Channel Zero?!" avec ses guitares électriques critique déjà la télévision et ses programmes abrutissants plusieurs années avant l'arrivée de la télé réalité. "Black Steel in the Hour of Chaos" évoque l'injustice des jeunes noirs américains dans les prisons. Tandis que "Don't Believe the Hype" est un véritable brûlot contre les médias et la publicité jusqu'à devenir une maxime connue de nos jours.
Les parties Live que l'on entend à certains moments comme au début de "Caught, Can We Get a Witness" où l'on entend Chuck interagir avec la foule montre que Public Enemy tient à être au plus près de son auditoire, qu'il veut tenir éveiller face aux menaces du système, et qu'il n'est jamais trop tard pour s'unir pour lutter tous ensemble tels des "brothers and sisters".
Public Enemy a marqué le rap au fer rouge de par ses textes, ses sons et ses performances. On ne compte plus les artistes d'aujourd'hui qui ont Public Enemy comme source d'inspiration. D'ailleurs, si Public Enemy n'avait pas été aussi influent, nous n'aurions sûrement pas connu NTM et Assassin, qui étaient à leur niveau, leurs alter ego français. Il suffit d'écouter leurs premiers CDs pour se rendre compte de l'effort pour leur ressembler.
En 2003, "It Takes a Nation..." réalise l'exploit d'être classé 48ème meilleur album de tous les temps par le magazine Rolling Stone. Bien que l'on puisse discuter du côté objectif d'un tel classement, le signe est fort. S'il a fallu "une nation de millions pour les retenir" , il n'aura fallu attendre que leur deuxième album pour les voir entrer dans la légende.