Columbia KC 30455 enregistré en avril 1970
Right Off 26:54 Yesternow 25:36
Séance du 7 avril 1970 (première piste et moitié de la seconde) :
Miles Davis - Trompette
Steve Grossman - Saxophone soprano
John McLaughlin - Guitare électrique
Herbie Hancock - Orgue
Michael Henderson - Basse électrique
Billy Cobham - Batterie
Séance du 18 février 1970 (moitié de la deuxième piste, à partir environ de 12:55) :
Miles Davis - Trompette
Bennie Maupin - Clarinette basse
John McLaughlin - Guitare électrique
Sonny Sharrock - Guitare électrique
Chick Corea - Piano électrique
Dave Holland - Basse électrique
Jack DeJohnette - Batterie
"Je suis Jack Johnson - champion du monde poids lourds ! Je suis noir ! Ils ne me laisseront jamais l'oublier. Je suis noir, pour sûr ; je ne les laisserai jamais l'oublier." Brock Peters (acteur)
Oui, Jack Johnson est le premier champion du monde de boxe de couleur, ça s’est passé en 1908, et son histoire se raconte. Elle intéresse même de très près Bill Cayton, cinéaste, qui décide de faire un film documentaire traitant de ce sujet. Il faut dire que la boxe était à l’époque une affaire de blanc, c’est un sport que l’on qualifie de « noble » avec, derrière lui, plusieurs siècles de tradition, alors qu’un noir puisse battre un blanc, le Canadien Tommy Burns, cela fait désordre, même en quatorze rounds. Ce match aurait pu ne pas avoir lieu, à l’époque, un blanc avait le droit de refuser de combattre contre un noir dans la catégorie des poids lourds. Heureusement il reste James J. Jeffries, boxeur blanc invaincu, il va sortir de sa retraite et rétablir la hiérarchie naturelle des choses, le combat se déroulera lors de la Fête Nationale, le quatre juillet 1910. Bon, bien, foin des traditions, c’est Jack Johnson qui gagna, et toute la communauté noire en paya le prix…Pour la bande son du docu, Cayton pense à un amateur de boxe, et même un ancien pratiquant : Miles Davis ! Celui-ci adhère tellement au projet qu’il écrira même quelques notes sur la pochette.
Le groupe de studio lors de la séance du sept avril est beaucoup moins touffu que celui qui enregistra Bitches Brew. C’est que Miles veut un son plus direct, plus percutant, plus rock. Ce sera le rôle dédié à John McLaughlin, il sera le garant de la filiation côté Hendrix, blues, punch et distorsion… Michael Henderson jouera dans le rôle du bassiste soul qui groove imperturbablement, Billy Cobham carré et puissant, Steve Grossman second couteau et Herbie Hancock qui fit, pour la première fois de sa vie, la rencontre… du fameux piano électrique Fender Rhodes, il raconte : « Les autres jouaient, et moi, j'appuyais sur tous les boutons sans qu'un seul son sorte du clavier. Soudain, les notes se mettent à vivre !» Cobham : "Au milieu d'une phrase, je le vois se lancer sur les touches avec son bras entier, son coude et sa main grande ouverte. Il découvrait l'instrument en direct." Hancock : "Miles a changé ma vie. Il m'a appris le courage. Avec lui, impossible de bluffer. Si la peur te faisait jouer machinalement, il ne disait rien, mais un seul de ses regards suffisait pour que tu te retrouves dans la peau d'un traître."
La première face est composée d’un seul morceau, Right Off, qui n’a plus grand-chose à voir avec la sophistication de Bitches Brew. Ici nous sommes en territoire rock, c’est simple, c’est beau et c’est grand. Seule compte l’énergie, c’est ça le rock : une pile alcaline ! Teo Macero a joué des ciseaux et de la colle, il semblerait que Miles ait juste supervisé, on entend distinctement les parties et ça le fait, et même carrément bien !
Tout commence par John Mc Laughlin, en quelques riffs bien sentis on sent la sauce à laquelle on va être mangé, si d’emblée on n’est pas saisi, inutile d’insister, mieux vaut changer de galette, autrement, si tu adhères, tu prends dans les dents près de vingt-sept minutes d’un premier round haletant dont le vainqueur est James Brown… On raconte que pour la première partie du morceau c’est John McLaughlin qui a lancé les riffs introductifs, rattrapé par les autres musiciens, tandis que Miles discutait avec Teo Macero… Miles, justement on l’entend beaucoup, c’est rare et ça fait du bien, jeu acéré, ciselé, tranchant… Et ce pont, vers le milieu du morceau, un tour du sorcier Macéro, il a enregistré Miles, seul, exécutant un solo qu’il a ajouté aux vibrations inquiétantes d’un Rhodes, comme un saut dans un monde parallèle… C’est Steve Grossman qui nous ramène sur le ring, la sonorité du soprano vous percute et vous saisit, électrisant vos méninges. Le Rhodes d’Herbie, en quelques accords plaqués, relance la machine à décompter les rounds… Puis c’est Mc Laughlin, très à l’honneur, qui zèbre l’espace de ses riffs répétitifs, solide, sous le battement des tambours de Billy Cobham, toujours à l’attaque, fougueux et précis.
Yesternow compose la seconde face de l’album, bien que ce ne soit pas indiqué dans les notes de pochette, il y a bien deux groupes différents qui ont joué sur ce morceau, artificiellement réunis en un seul par Téo Macéro. L’ambiance change et se fait plus calme, la basse électrique et la trompette jouent avec les espaces et les silences, en une progression lente dans laquelle le clavier trouve des intervalles dans lesquels il va se glisser, puis Billy Cobham s’intercale… La guitare remplace la trompette qui a tracé ses derniers signes de ponctuation, les tambours roulent, rôde le Rhodes qui s’invite dans le lointain, remplissant l’espace sur lequel le soprano s’élance, poussé par la rythmique qui s’amplifie… Vers le milieu du morceau un extrait de Shhh/Peaceful provenant d’In a silent way est inséré, créant un contraste entre les ambiances opposées. On retrouve également incrusté le même solo que Miles enregistra sur l’autre face. La fin du morceau est donc joué par un orchestre différent, on retrouve cette partition sous le titre Willie Nelson sur les enregistrements live de la même époque.
Un dernier artifice de ce bon Téo nous fait entendre la fameuse phrase dite par l’acteur Brock Peters d’une voix grave : "I'm Jack Johnson - heavyweight champion of the world ! I'm black ! They never let me forget it. I'm black all right; I'll never let them forget it."
L’album le plus rock de la période électrique. Sans promotion, car Columbia misa sur le « live at Fillmore » pourtant d’accès plus difficile, il ne se vendit pas trop à sa sortie mais s’est bien rattrapé depuis. Un autre « must ».
(Ecrit en juillet 2012)