João Gilberto
8.2
João Gilberto

Album de João Gilberto (1973)

(chronique publiée initialement sur mon site http://la-musique-bresilienne.fr )


Il a suffi à João Gilberto trois LP sortis entre 1959 et 1961 pour créer la bossa nova et révolutionner la musique brésilienne. Il lui a suffi d’un album enregistré en 1963 avec le saxophoniste américain Stan Getz pour devenir une star internationale avec Antônio Carlos Jobim et Astrud Gilberto, puis partir s’installer aux États-Unis, comme de nombreux musiciens brésiliens profitant du succès de la bossa nova.


Le coup d’État militaire de 1964 qui secoua le Brésil ne l’incita pas à rentrer ; il resta finalement 18 années hors de son pays, à New York puis à Mexico. A cette époque, il se sépara de sa première femme Astrud Gilberto et se maria à Miúcha (la sœur cadette de Chico Buarque), qui lui donna une fille, Bebel Gilberto. Jusqu’à la fin des années 1960, il donna régulièrement des concerts mais ralentit sa production de disques, en ne sortant un nouveau album qu’en 1970. Ce fut cependant avec son LP de 1973 surnommé “l’album blanc” que João Gilberto atteignit un nouveau sommet artistique.


A l’époque plus personne ne jouait de bossa nova au Brésil. João Gilberto s’est d’ailleurs toujours défendu d’en faire, définissant sa musique comme de la pure et simple samba. S’il est une chose que ce disque prouve, c’est que João Gilberto, que ce soit en 1958, en 1973, ou même deux décennies plus tard, ne joue ni de la samba, ni de la bossa nova: il joue du João Gilberto, la seule chose qu’il sache sans doute faire. Comme Georges Brassens, hors de question de “moderniser” son style ni de suivre une quelconque mode.


Côté répertoire, il offre son habituel assortiment de chansons classiques et contemporaines. Parmi les anciennes, la part du lion est consacrée à l’âge de l’or de la samba des années 1930 avec des compositeurs comme Pereira (Falsa Baiana), Ary Barroso (Na Baixa do Sapateiro) et Haroldo Barbosa (Eu Quero um Samba).


Côté contemporain, il prouve que bien que vivant hors du Brésil, il n’est pas déconnecté de l’actualité musicale de son pays. Il s’est d’ailleurs à l’époque rapproché du jeune groupe Novos Baianos. Mais ce sont deux autres fameux compositeurs bahianais qu’il choisit d’interpréter, et non des moindre, Caetano Veloso et Gilberto Gil. Avarandado du premier est magnifiée par un incroyable jeu d’arpèges. Le génial Eu vim da Bahia du second résonne de manière autobiographique et nostalgique avec ces vers adaptés à l’expatrié qu’il est “je suis venu de Bahia chanter, je suis venu de Bahia conter, toutes les belles choses de Bahia ma terre natale… et un jour j’y retournerai“.


Compositeur peu prolixe, João Gilberto place deux de ses compositions dont Undiú une berceuse hypotonique écrite pour sa fille Bebel Gilberto et une valse sans paroles Como são Lindos os Youguis. On ne trouve qu’un morceau de son compositeur fétiche, Tom Jobim, mais dans une grande version du tube Aguas de Março, interprétée l’année précédente par Elis Regina.


Comme souvent chez João Gilberto, l’innovation ne vient pas du répertoire mais de l’interprétation. Après tout, Miles Davis ne disait-il pas de lui qu’il pouvait “bien sonner même en lisant un journal”? João Gilberto prolonge et radicalise sa démarche, celle de l’épure de la samba, allant vers encore plus d’introspection, donnant à sa musique une dimension presque méditative. Il étire les petites sambas de quelques vers sur quatre, cinq voire six minutes. Il supprime les arrangements d’instruments à cordes qui l’accompagnaient jusqu’alors ; sa voix se fait plus murmure que jamais. Il est presque seul avec sa guitare, ne tolérant que la discrète batterie de Sony Carr, et le chant de sa femme Miúcha sur un titre.


Pour évoquer la beauté de cet album, convoquons Terre des Hommes d’Antoine de Saint-Exupery dont les mots écris à propos d’avions, résonnent parfaitement avec la samba de João Gilberto: une musique d’une complexité inouïe, polie de manière obsessionnelle jusqu’à atteindre cette apparence d’évidence et de simplicité.


“La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s’efface derrière son rôle. Il semble que tout l’effort industriel de l’homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures, n’aboutissent, comme signes visibles, qu’à la seule simplicité, comme s’il fallait l’expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe d’une colonne, d’une carène, ou d’un fuselage d’avion, jusqu’à leur rendre la pureté élémentaire de la courbe d’un sein ou d’une épaule. Il semble que le travail des ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d’études ne soit ainsi en apparence, que de polir et d’effacer, d’alléger ce raccord, d’équilibrer cette aile, jusqu’à ce qu’on ne la remarque plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une aile accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée de sa gangue, une sorte d’ensemble spontané, mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du poème. Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. “.

Boebis
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le 11 août 2021

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