ça fait partie des chansons qu'on a entendues depuis l'enfance sans se poser de question.
Ferré c'était le chanteur à texte, anar, poète et littéraire, avec un style unique.
Aujourd'hui en réécoutant les chanteurs de l'époque - ceux qui étaient de gauche, contestataires, post-soixante-huitards, soixante-huitards ou pré-soixante-huitards, très souvent on réalise, surpris, leur machisme.
Au départ on se dit : il l'était "en dépit" du reste de ses engagements, et finalement on arrive à l'impression que, non, pas en dépit, que ça faisait partie de l'esprit. Pas contestataire MAIS macho, contestataire ET macho.
Troublant.
Jolie môme, c'est une jolie chanson, "sympa", vive, enjouée, on a aimé l'entendre, on l'a fredonnée, et peu à peu on a écouté les paroles.
Jolie, l'adjectif qui la décrit - même pas belle, jolie, ce côté réducteur "agréable à regarder", et môme, appeler une fille comme ça ( très courant à l'époque ) c'est souligner qu'elle n'est pas vraiment mentalement majeure à nos yeux ( mais physiquement, si, la chanson est explicite là-dessus ), et que c'est ce qui plait, pouvoir la considérer comme une enfant dans un corps d'adulte, utilisable.
Môme s'inscrit dans la longue habitude ( jamais anodine ) de nommer les filles et même les femmes avec des termes du champ lexical de l'enfance. Et, parfois, de les amener à se désigner elles-mêmes ainsi, à se concevoir ainsi.
La chanson s'adresse directement à elle et lui DIT QUI ELLE EST, QUI ELLE DOIT ETRE, tout du long. Ce n'est pas juste un regard porté, c'est un conditionnement, une assignation.
...et si on en doutait, il y a ce terrible "que" qui ferme la porte à toute tentative de se concevoir autrement : T'es qu'une... qui commence presque tous les couplets.
La chanson commence sur un détail marrant : Ferré prononce "pull" comme poule. Pas encore habitué au mot, il le prononce à l'anglaise ( logique, mais unique à ma connaissance dans la chanson française ).
Le premier couplet -centré sur sa nudité ( sous le pull, quand même ) qui excite tout le monde- va au but : elle est porteuse du bonheur "par en dessous" ( le plaisir sexuel ). L'intérêt principal de cette "môme" pour Ferré, c'est qu'on peut lui faire l'amour. Absolument aucune des 50 lignes ( j'ai compté ) ne mentionne une chose dite ou pensée par la "môme", ni même un seul de ses actes ! Elle n'est qu'une chose agréable.
Le 2e couplet insiste : Ta prairie ça sent bon ( prairie = pubis ) fais en don aux amis, là ça devient plus grave. Elle n'est pas sensée coucher avec qui elle en a envie, Ferré attend d'elle qu'elle se donne aux amis. Puisqu'elle est une source de plaisir potentielle, elle doit être consommable. Pourquoi ? Parce qu'elle n'est QUE ça.
Les "amis", c'est encore plus problématique : déjà, mélanger l'amitié et le sexe, est-ce forcément une bonne idée ?
Ensuite, on sent une condition sous-entendue : pour être de la bande, pour continuer à faire partie des amis, il faut te donner. Puisqu'être appétissante est ta seule qualité, c'est aussi ta seule valeur sociale, ta seule monnaie d'échange pour obtenir/conserver de l'affection.
...ici, la chanson serait fabuleuse si elle visait à signaler tout ça, à montrer; mais au contraire elle entérine, elle utilise des concepts violemment sexistes comme des données naturelles, évidentes et cool.
On ne va pas passer en revue la douzaine de couplets qui, tous, matraquent dans ce sens. ...juste quelques extraits qui montrent la violence du message sous son faux air "cool" :
- Le côté on t'utilise brutalement et on te jette :
"T'es qu'une rose éclatée
Que l'on pose à côté, jolie môme"
"T'es qu'une vamp qu'on éteint
Comme une lampe au matin, jolie môme"
"Ta violette est l'violon
Qu'on violente et c'est bon, jolie môme"
"T'es qu'une chose de la vie
Qu'on arrose, qu'on oublie, jolie môme"
"T'es qu'une pauvre petite fleur
Qu'on guimauve et qui meurt"
( ici, avec la fleur qui meurt, on retrouve un argument souvent utilisé pour pousser les jeunes filles à coucher avec qui a envie d'elles, sans suivre leur propre désir - voyez Ronsard -
Le principe est : ta beauté/ta jeunesse/le plaisir potentiel que tu détiens ne peuvent pas durer, il sera bientôt évanoui, donc donne-le moi, à moi qui suis homme, dont les qualités - l'intelligence etc- ne sont pas aussi périssables )
Cette "fleur qui meurt", sans qu'on puisse dire clairement si elle meurt de vieillesse ou parce qu'on l'a "guimauvée" ( pour faire de la guimauve, on écrase la plante avec du sucre et on malaxe le tout pour en faire la pâte élastique qu'on consomme comme un bonbon, et coïncidence ? C'est dans une lettre de Sade qu'on en trouve la première mention écrite, un peu avant 1800 ), cette fleur qui meurt est une des "menaces" qui jalonnent le texte :
Pour appuyer son opération de conditionnement, Ferré introduit régulièrement des éléments négatifs dans sa chanson "joyeuse" : Le chagrin du réveil, t'es qu'une vamp qu'on éteint, ta violette qu'on violente, le chagrin de la vie, t'es qu'une chose qu'on oublie, et dès l'automne tu seras une joie en allée : On dirait presque que le but est de provoquer un état dépressif.
On commence par éliminer toute idée de qualité autre qu'être agréable à consommer sexuellement, et on agite des visions d'avenir menaçantes. Mais tout ça chanté gaiement, comme si c'était bon et souhaitable. Et toujours, Ferré la réduit à son sexe :
T'as qu'une source au milieu
Qu'éclabousse du bon dieu, jolie môme
T'as qu'une porte en voile blanc
Que l'on pousse en chantant, jolie môme"
Ce qui frappe, c'est qu'à aucun moment la chanson ne parle de plaisir pour elle, ni de son désir. La sexualité est une chose qu'elle doit pratiquer parce que c'est ce pour quoi elle est faite - et éventuellement pour marchander sa place dans le groupe - Le bonheur n'est envisagé que pour le mâle. La "môme" est perçue comme une source de plaisir masculin, point.
On pourrait pousser plus loin l'analyse, mais à quoi bon ? L'idée de base est claire.
Juliette Gréco disait de cette chanson qu'elle était la plus sexiste qui soit. Cependant, elle la chantait, en disant la détourner, la retourner. Pourtant, elle n'en changeait pas les paroles, sauf le final "va chez moi" en "va chez lui" qui n'arrange rien;
C'est vrai qu'en l'écoutant, on a moins la gourmandise de l'homme, on a plutôt l'impression d'entendre la femme âgée qui méprise et jalouse un peu la jeunette - une petite pointe amère par-ci par-là - un peu comme dans "si tu t'imagines".
...mais est-ce tellement mieux ?