On est en janvier 1988. Un homme se lève et demande :
"Monsieur Grimault, toutes ces bobines qui dorment sur vos étagères, tous ces dessins animés... pourquoi ne pas nous les montrer tous ?"
Dans la grande salle du Chapeau Rouge à Quimper, un instant de silence. Ceux qui savent déjà la réponse se mordent les lèvres, regardant Paul Grimault, tout petit devant le grand écran. On devine ses yeux qui papillonnent un temps, avant qu'il s'approche du micro, un peu désespéré, la voix émue par les implications de la question :
- "Mais vous venez de voir TOUS mes films ! Le travail de toute ma vie"
Dans l'animation, on a un rapport spécial au temps. On passe des jours, voire des semaines à fabriquer quelques secondes. Il faut des années à une centaine de personnes pour faire une ou deux heures de dessin animé ( si on devait fabriquer seul une saison de 52X11mn en animation classique, on y passerait plus de 100 ans ). Et, dans l'animation, Grimault était plus du côté des artisans que des industriels. Un minutieux. Un perfectionniste.
Quand même, sans l'aventure de la bergère et du ramoneur, il aurait pu laisser une œuvre plus abondante.
En 1950, il réalisait depuis déjà 3 ou 4 ans ce qui devait être le premier long-métrage d'animation français, adapté du conte d'Andersen, lorsque ses producteurs, le trouvant trop lent, trop exigeant, trop "artiste", lui retirent la réalisation de son film et le finissent sans lui, à la va-vite avec une autre équipe.
Paul va se battre pendant une trentaine d'années pour en reprendre le contrôle et en faire enfin le film qu'il voulait, Le Roi et l'Oiseau, qui sort en salle en 1980.
...alors, je vous propose qu'on prenne nous aussi un peu de temps pour parler de ce film qui a mis 30 ans à se faire...
D'abord, attention, c'est un film politique ET poétique. Les dialogues sont de Prévert.
Grimault et Prévert sont des habitués du groupe Octobre, qui navigue entre communisme, pacifisme, anarchisme, antimilitarisme, anticolonialisme... sous ses airs de conte de fées joliment coloré, le film n'est pas anodin.
Il décrit une ville pyramidale, les beaux palais du tyran en haut, les souterrains glauques des pauvres en bas, les bourgeois-courtisans au milieu.
Un monde à la Vinci ( ce cher Léonard, entre deux croquis de chars d'assaut et de bombes à fragmentation, rêvait de convaincre un prince de construire une ville bien ordonnée où la racaille serait reléguée aux sous-sols sombres et les beaux niveaux supérieurs réservés aux riches et aux nobles ).
La ville de Charles-V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize est un mini-monde au milieu du désert - c'est une représentation de la société inégalitaire.
- Le roi a droit de vie et de mort sur tous.
Il actionne des trappes qui s'ouvrent sous les pieds de qui le dérange ou l'ennuie.
Une police secrète verrouille tout.
Le roi dispose d'un robot militaire gigantesque : On pourrait y voir le progrès technologique, l'industrie, mais le robot a un aspect clairement guerrier, et son orchestre mécanique intégré joue de la musique militaire - pour moi le robot est clairement l'armée, les tanks, les bombardiers, toute la machine guerrière dont disposent les tyrans pour se maintenir au pouvoir.
Il n'existe pas de royaume concurrent dans le film, pas d'ennemi extérieur à combattre, la ville-royaume est en vase clos, donc l'ennemi c'est le peuple.
Même si, enfermé dans les sous-sols, surveillé par la police, ce peuple misérable est démuni.
- Le seul opposant au tyran : L'oiseau, un oiseau bavard dont il a tué la femme dans une partie de chasse.
L'oiseau le défie sans cesse par la parole, jamais par la force - c'est l'opposition, la presse contestataire, tout ce qui maintient un discours critique. Le roi le déteste mais ne parvient pas à l'éliminer ( détail rare à l'époque, l'oiseau est un père qui élève seul ses petits enfants ).
- Les policiers sont vils et serviles - et bêtes, brutaux et laids comme dans tous les films de Grimault ( ACAB pas loin ). Le chef de la police a un don pour survivre aux caprices du roi et éviter les trappes.
Dans l'esprit de Prévert, Grimault et tout le groupe Octobre, police et armée sont toujours des instruments de la tyrannie.
- La bergère et le ramoneur sont deux jeunes pauvres, libres et amoureux. Ici, on retrouve exactement la tendance ( assez pénible ) de Prévert à assimiler toujours la jeunesse à la pureté et à la liberté.
Ces 2 personnages sont assez moches et inintéressants - ce sont juste des clichés matérialisés. ( c'est très dommage, surtout quand on pense que la bergère est LE SEUL PERSONNAGE FEMININ de tout le film ).
Ils ne sont en fait qu'un enjeu, personnalisant la jeunesse en général et donc l'avenir ( un peu comme Géraldine Chaplin dans Anna et les loups ). Le roi convoite la bergère et veut donc éliminer le ramoneur.
L'oiseau les aide à fuir ( = l'opposition empêche le tyran de confisquer le futur du peuple ).
Ce faisant, l'oiseau-opposant est arrêté avec eux par la police du roi et enfermé dans les bas-fonds avec des lions.
On voit le schéma politique = quand l'opposition dépasse son rôle de simple discours critique pour agir plus concrètement contre la tyrannie, elle est emprisonnée, et vouée à être éliminée discrètement.
- En prison, l'oiseau baratine les lions et les retourne en sa faveur. C'est un moment très particulier, parce qu'il n'utilise pas un discours-vérité, au contraire il les embrouille, il les allèche en leur parlant d'agneaux appétissants, et les pousse à se soulever...pour aller chercher ces agneaux ! Logiquement, on se demande ce que représentent ces lions.
Grimault les voulait méchants, brutaux, et c'est leur animateur, Franco Milia, qui a tenu à leur donner un côté sympa, expliquant à Paul que les lions ne sont pas des animaux foncièrement mauvais.
Si on en reste à la première intention, les lions représentaient donc des personnages mauvais, dangereux, qui sont embobinés par le baratin de l'opposant pour aider à renverser le tyran.
On peut voir que la prison où on les a trouvés renfermait pêle-mêle des opposants ( l'oiseau ), la jeunesse qui refuse d'obéir au pouvoir ( le ramoneur ), et des criminels de droit commun ( les lions ). Dans ce scénario, c'est donc en poussant les prisonniers à s'enfuir de prison et à attaquer le centre du pouvoir qu'on renverse le tyran, même au prix de mensonges.
Détail significatif : Au passage, on verra qu'un habitant des souterrains se demande si les oiseaux existent ( oiseaux = liberté ), et prend les lions révoltés pour des oiseaux. Ce n'est pas innocent, on insiste : les criminels deviennent des libérateurs par manipulation.
- Sans tout raconter, disons juste que le ramoneur et le roi vont se battre, aidés par l'oiseau qui prend le contrôle ( maladroitement, par chance plus que par calcul ) du robot et envoie le roi dans l'espace profond, où on ne l'entendra pas crier.
Traduction évidente : Après avoir poussé les prisonniers à attaquer le palais, l'opposition utilise l'armée pour chasser le tyran.
Si on en restait là, ce serait un banal coup d'état. Mais le robot livré à lui-même ( = l'armée sans contrôle ) détruit toute la cité, et les habitants l'abandonnent et s'en vont dans le désert, laissant le robot seul, assis sur les ruines;
On voit que le message est radical = notre société inégalitaire n'est pas réformable, elle doit être complètement détruite avant qu'on puisse reconstruire la vie sur d'autres bases.
Dans un dernier geste avant de s'immobiliser définitivement, le robot libère délicatement un des oisillons, de sa propre initiative. Ce petit détail renferme tout l'optimisme du film et sa foi dans l'avenir. Sans lui, ce serait un constat d'échec.
Regarder le Roi et l'Oiseau, c'est regarder un film très politique, du début à la fin. Et poétique, pourtant.
Problème : Cette poésie politique à la Prévert réduit souvent les personnages à de simples incarnations d'idées, de principe, laissant le film un peu trop vide de vraies personnalités - sauf l'oiseau.
Un autre défaut du film, pour moi, c'est l'animation elle-même : elle a vieilli, les mouvements sont trop fluides, trop enrobés, trop gracieux, trop intervallés.
Mais les décors sont superbes.
Il y a un élément ( important, je trouve ) du scénario qui n'est jamais relevé dans les analyses. S'il vous reste un peu de patience : LE STRABISME
Au cours du film, on croise 2 artistes, un musicien de rues des bas-fonds, aveugle ( jeune, pauvre = la pureté prévertienne ) et un peintre de cour ( l'art courtisan bourgeois ).
Ce dernier fait le portrait du roi.
Or le roi louche.
Au moment de peindre les pupilles, le peintre hésite, on comprend qu'il ne sait pas s'il doit flatter le tyran en trichant ( c'est risqué en même temps : modifier sa représentation, c'est reconnaître qu'il a un défaut ).
Il décide de peindre le roi avec son strabisme.
Le roi tique en voyant ça.
Là, il faut parler de ce strabisme, qui n'est pas juste un effet comique : Quand le roi tire au pistolet, son strabisme l'empêche d'atteindre sa cible. Il est orgueilleux, méchant, mesquin, cupide, sans pitié - mais pas très efficace.
C'est son point faible, ce strabisme qui le rend ridicule, qui l'empêche d'être un monstre tout à fait terrifiant. C'est ce qui, finalement, le conserve humain.
( au passage, il faut dire qu'on on réagit très différemment devant un strabisme convergent ou divergent. Quelqu'un qui louche semble plus inoffensif, plus tendre, plus vulnérable, plus gentil, moins impressionnant que quelqu'un dont les yeux divergent ou sont très écartés. C'est bête, il n'y a aucune connexion logique entre loucher et être gentil, diverger et être méchant. Les loucheurs peuvent être redoutablement cruels et les divergents très mignons. Mais c'est un biais de réaction : on assimile sans doute les yeux écartés aux reptiles ou aux insectes...)
Le strabisme du roi qui l'empêche de tuer bien efficacement, c'est ce qui le garde humain. Son point faible est son dernier bon point. Et, très classiquement, c'est ce dont il a honte, le défaut dont il voudrait se débarrasser. Alors, il corrige lui-même les yeux de son portrait.
Cet acte a une importance extrême pour le film, rarement comprise : Le roi crée une représentation de lui-même sans le défaut humain, il fabrique un sur-roi qui ne louche pas, qui est débarrassé du point faible qui le rattachait à l'humanité et l'empêchait d'être un monstre efficace.
Là, le scénario place une séquence de nuit, onirique, moment crucial dans lequel la bergère et le ramoneur, qui sont, en fait, deux peintures sur les murs du roi ( dans le conte d'Andersen c'étaient deux bibelots ) prennent vie, sortent de leur cadre et se rejoignent, sous le regard jaloux du portrait du roi ( le vrai roi, lui, dort ).
Toujours dans ce rêve, le portrait du roi sort de son cadre aussi, pour s'opposer à leur union, et, dans la poursuite qui s'ensuit, le vacarme réveille le vrai roi, qui maintenant se retrouve éveillé dans son propre rêve ( effacement de la barrière entre rêve et réalité ). Il aperçoit son double sans strabisme, ne supporte pas ce rival, cherche à l'éliminer, mais c'est le roi issu du portrait qui gagne et fait disparaître le vrai roi dans une trappe. Moment crucial.
L'aspect onirique est important : La scène se passe dans la chambre du roi, qui s'est couché juste après avoir "corrigé" son portrait. Les éléments décoratifs qui prennent vie autour du dormeur sont un motif classique.
On peut estimer que la chambre est le crâne du roi, que ce qui se passe a lieu dans sa tête : des évènements intérieurs qui débouchent sur un incident mental, une métamorphose.
Le roi humain est passé à la trappe ; le roi auto-fantasmé prend sa place, et, pour tout le reste du film, c'est cette version sans point faible ( elle ne louche plus ) qui va poursuivre et persécuter les amoureux, lancer sa police secrète sur la ville, enfermer l'oiseau et le ramoneur, kidnapper la bergère, recourir au robot géant pour imposer sa volonté.
En se rêvant débarrassé de son point faible, le tyran a créé une version désinhibée de lui-même qui l'a bouffé, qui n'a plus aucune humanité, qui passe à l'acte là où le roi humain se contentait d'être statiquement détestable. Son surhomme est un golem sans maître, sans frein, déchaîné, qui entend réaliser toutes ses pulsions, qui élimine tout obstacle...
...et qui devra être éliminé à la fin pour que la vie "libre" puisse reprendre son cours.
...voilà, pardon d'avoir été si long mais, trop souvent, on néglige ce point central que Grimault et Prévert, peut-être un peu trop confiants, n'ont pas surligné.
Pour moi, ce sous-texte est plus intéressant que la métaphore sociale un peu bateau.