Deux ans que je veux faire cette critique. Plusieurs ébauches, plusieurs idées qui paraissent lumineuses quand elles me viennent sous la douche, puis qui perdent leur éclat avec quelques heures de recul. Sous quelle forme écrire ? Quoi dire ? Quel titre ? (ce sont finalement des paroles de Brel qui l'emportent) J’ai peur de trop en dire, ou pas assez. Ce qui est sûr, c’est que je dois renoncer à être entièrement satisfait de ce qui va suivre, car ce que je ressens pour cette œuvre est indescriptible, bien au-delà des mots. Ce n’est plus de l’admiration, ce n’est plus de l’amour, c’est autre chose : Le Roi et L’Oiseau est un besoin, comme un organe vital qu’il me faut solliciter régulièrement sous peine de carences douloureuses. Je vous préviens, je suis conscient que ce texte pourrait moins s’adresser à vous qu’à moi-même, mais cela fait trop longtemps que j’ai envie d’écrire à son sujet. Et actuellement, ça me fait beaucoup de bien. Je vous laisse le soin d’aller lire les critiques remarquables qui ont été faites sur le site, il n’en manque pas. Alors quittez cette page si vous n’en avez rien à faire des élucubrations psychologiques d’un jeune passionné, cela peut se comprendre. Vous êtes prévenus !
Le Roi et L’Oiseau fait partie de moi, et parfois, j’ai l’impression de faire partie de ce film, d’y voir mon reflet qui, un peu égoïstement, me rappelle qui je suis. Cela peut paraître enfantin, mais j’ai souvent le sentiment que ce film a été réalisé pour moi, que c’est mon film, alors qu’évidemment il existe depuis 1980, soit dix-sept ans avant que ma modeste personne ne vienne au monde. Pourtant, cette œuvre est celle de ma vie, tous univers artistiques confondus, c’est certain. Je pense que nous avons tous quelque chose qui est un peu comme notre alter ego artistique, que nous croyons avoir été créé pour nous tant il nous colle à la peau jusqu’à nous pénétrer : une musique, un tableau, un livre, un film. J’ai la chance de l’avoir trouvé. En fait, c’est sans doute parce que j’ai toujours connu Le Roi et L’Oiseau. Vous savez, on a tous ce souvenir d’enfance charnière qui est celui du passage de l’état de non-conscience à celui d’être conscient doté de mémoire ; et pour moi, ce souvenir pourrait bien être l’un des innombrables visionnages de la VHS du Roi et L’Oiseau. Il y a des films qui vous marquent à tout jamais, créant dans votre esprit un « avant » et un « après ». Sauf que dans mon cas, c’est comme s’il n’y avait jamais eu d’« avant » Le Roi et L’Oiseau. Ce dessin-animé a toujours été là, comme un membre de ma famille qui m’a toujours accompagné depuis ma plus tendre enfance, et je ne remercierai jamais assez mon père d’avoir enregistré l’une de ses diffusions à la télé, sans quoi je serais aujourd’hui une tout autre personne, j’en suis convaincu.
Car d’une certaine manière, au fil des visionnages et de mon insistance pour regarder encore et encore ce film – au plus grand dam de mes parents qui n’ont jamais compris mon attirance pour cette œuvre étrange et dérangeante –, Le Roi et L’Oiseau m’a forgé. Littéralement. Je retrouve en lui tout ce que j’aime dans la vie, et je pense d’ailleurs que c’est parce que ces choses sont en lui que je les aime dans la vie : comme une racine répandant ses ramifications, Le Roi et L’Oiseau est la source de mes goûts, de mon caractère, de mes idéaux et de mon opinion politique. Oui oui, tout ça. Je ne dis pas que je dois tout à ce film, cela serait exagéré et ridicule, mais c’est évident qu’il fut un point de départ décisif.
– Mon attrait pour le cinéma lent et contemplatif ? Le Roi et L’Oiseau est lent, très lent, presque sans dialogues (j’adore aussi Les Triplettes de Belleville, dans un style différent).
– Ma préférence pour le cinéma philosophique ou dénonciateur des travers de la société ou de l’homme ? Le Roi et L’Oiseau propose une satire acerbe du progrès, de la société de consommation ou encore du système totalitaire (d’ailleurs, la division en deux niveaux de la société est directement inspirée de Metropolis de Fritz Lang, un autre film que j’adore)
– Ma passion pour la musique, et plus particulièrement le piano dont je ne peux pas me passer ? Le Roi et L’Oiseau est traversé par des mélodies somptueuses, au piano la plupart du temps, qui sont tout aussi importantes que les images ou l’histoire racontée.
– Ma sensibilité face aux histoires d’amour (qui aujourd’hui se nourrit de Murnau, Buster Keaton ou encore Borzage) ? Le Roi et L’Oiseau parle d’amour, entre deux êtres que tout oppose (comme souvent), mais un amour tellement pur qu’il en devient sublime. Un amour qui ne peut exister sans cette quête de liberté qui hante les deux héros, et qui s’incarne de manière allégorique dans le personnage de l’oiseau.
– Mon adoration pour les dessins-animés, quels qu’ils soient, de Disney à Miyazaki en passant par toutes les créations d’animation possibles ? Le Roi et L’Oiseau est la preuve que l’animation n’est
pas faite que pour les enfants, mais qu’elle parle à tous les publics, intemporelle et universelle.
Bref, je pourrais continuer la liste, car tout semble concorder entre ce film et moi au point que cela ne peut plus n’être que des coïncidences. Je me souviens lorsque j’étais petit, j’adorais jouer avec les illusions, que ce soit par le biais d’inventions ou de tours de magie. Je me rappelle que j’ai longtemps rêvé de pouvoir accéder à ma chambre comme le roi, en entrant dans une armoire sans fond. Ce film me fascinait pour tous ses petits gadgets que je fantasmais dans ma vie à moi : les boutons ou leviers ouvrant des trappes n’importe où comme par magie, l’ascenseur-fusée, les escaliers qui apparaissent dans le sol, l’espion qui se camoufle jusqu’à se confondre dans le mur, le robot-géant, le siège du roi aux allures d’auto-tamponneuse, la Gestapo de chauves-souris, l’échiquier-interphone, et bien d’autres... Tout m’émerveillait, et m’émerveille encore. Le Roi et L’Oiseau a ce côté magique incroyable, comme si l’imagination de Prévert et Grimault était infinie. Chaque idée semble n’avoir jamais été vue auparavant, ni copiée par la suite. En cela, ce film est un chef-d’œuvre d’originalité, et quoi que l’on pense de lui à la fin (on peut ne pas adhérer au style, je le conçois entièrement), personne ne peut nier le caractère unique et ingénieux de ce long-métrage.
Et puis l’émotion, diantre. J’ai rarement été aussi bouleversé par des images aussi simples, mais tellement belles. Que ce soit la danse des lions sur la complainte de l’aveugle, celle du petit clown devant un roi ennuyé, la poursuite effrénée entre le conservateur du musée et le couple d’amoureux, et puis la marche destructrice du robot : les émotions débordent de ces images incroyables. La fin, quant à elle, délivre un message à la fois terrible pour l’humanité et en même temps magnifique d’optimisme pour la valeur de la vie. De la poésie à l’état pur, sublimée par les notes pénétrantes de Wojciech Kilar. Voilà ce qu’est Le Roi et L’Oiseau : une ode à l’amour et à la liberté, mais aussi une invitation à la plénitude de la vie face aux dangers d’une société dont le matérialisme ne peut aboutir qu’à la destruction… matérielle. Car tout ce qui vit au-delà, rien ne pourra jamais l’anéantir.
Merci Jacques Prévert, merci Paul Grimault, merci à mes parents de m’avoir laissé user la VHS de mon enfance jusqu’à épuisement, et merci à cette œuvre d’exister, tout simplement. J’en ai les larmes aux yeux bordel. Pourtant ce n’est qu’un film comme les autres, pour la plupart des gens. Mais comme je le disais au début de ce texte beaucoup trop long, je ne pourrai jamais parvenir à m’exprimer correctement sur ce film-miroir : il est trop grand, et moi je suis trop petit. Mais bon, même d’en-bas, je parviens à y distinguer un reflet. Et je me sens pousser des ailes, comme si face à un tel chef-d’œuvre, je pouvais voler à l'infini, certain que jamais je ne tomberai.
« Je suis content d'avoir fait Le Roi et l'Oiseau parce que ce qu'il raconte est salutaire pour tout le monde et le sera encore pendant des années. Ce n'est pas un film à message, mais il parle de la façon dont le monde vit depuis un temps — et où il a l'air de s'engager de plus en plus. »
— Paul Grimault
PS : Je remercie @Docteur_Jivago pour sa critique, qui m’a redonné l’envie et le besoin d’écrire ce texte.