Hargne Apaisée
"With your expensive smile and your money eyesAnd a full prescription bottle just to keep the customer highThat's how you sell your loveYou push your love till nothings's leftSell your love, sell...
Par
le 22 avr. 2024
"With your expensive smile and your money eyes
And a full prescription bottle just to keep the customer high
That's how you sell your love
You push your love till nothings's left
Sell your love, sell your love
Sell your love, sell your love"
Cette pochette jaune ne laisse personne indifférent. On peut y voir un Ig cartoonesque, lascivement penché sur son pied de micro et tenant un tesson de bouteille par le manche. Membre viril assez proéminent sous des bas fort serrés, les traits du torse sont prononcés, on ne sait s’ils sont naturels ou s’il s’agit de cicatrices. Pour les amateurs, l’histoire de cette bouteille n’est pas anodine, ce fut une pratique commune d’Iggy Pop que de se scarifier en se zébrant le torse avec des éclats de verre, éclaboussant de sang les premiers rangs de freaks venus assister aux concerts de son groupe de beautiful losers les Stooges.
A première vue indissociable des milliers de bootlegs d’Iggy, Kill City est pourtant capital, et certainement l’un des projets les plus marquants de sa longue carrière. Disque malade mais rémissionnaire, sombre mais enjoué, écrin d’une écriture précise et surprenante, c’est donc de Kill City que nous parlons aujourd’hui, sorti en novembre 1977 chez Bomp ! Records.
Kill City, c’est avant tout le récit d’un avortement artistique et de la fin d’un des plus grands groupes que la Terre ait connu : les Stooges, figure avant-gardiste du punk par excellence. Après l’enregistrement harassant de Raw Power (1973), tronçonneuse vinylique et album de bûcheron au mixage impossible, les Stooges d’Iggy (nouvelle appelation « plus commerciale ») donc James Williamson le trousseur de riffs et la rythmique des frères Asheton s’éloignent rapidement de Londres où David Bowie, alors en pleine glitter stardom, a entrepris de ramener la fine fleur de la musique underground américaine. Il croit pouvoir avec les Stooges réitérer le succès du Transformer de Lou Reed, et Iggy et ses potes deviennent donc des artistes MainMan, pour le plus grand plaisir du véreux Tony Defries.
Néanmoins, Iggy Pop refuse le siège de producteur à David Bowie, relégué au simple poste de mixage. Ce sera court : Raw Power est inmixable, c’est un véritable cauchemar auditif (et, ne vous méprenez pas, un album excellent). Le disque sort et entame deux carrières : une dans les bacs à solde des disquaires, l’autre comme dernier projet culte des Stooges, manifeste pré-punk de fous de Detroit, à juste titre désignés comme préfigurateurs du mouvement, aux côtés d’autres figures comme le MC5, Modern Lovers ou autres Velvet Underground.
Ils tournent aux US dans des conditions épouvantables, c’est un monde de passage rongé par la dope et la mort imminente. Comme dit, Iggy se scarifie régulièrement durant ses prestations. Il a changé d’apparence, blond peroxydé, yeux pailletés, glam star destroy :on sent la patte Bowie. Il s’enfonce dans une terrible spirale dont il mettra près de quinze ans à se sortir. Les amateurs de bootlegs au son plus que douteux s’y retrouveront, notamment via le surclassé Metallic K.O., mais Raw Power a tout l’air d’être le dernier projet d’Iggy Pop avant sa mort.
1975, Los Angeles, cité des anges et des démons. Les Stooges ont finalement splitté, c’était inévitable. Notre Iggy survit à ses manques de fric et de dope dans un vieux squat pourri. Il se travestit, sort quasiment nu le soir pour traîner sur le Sunset Boulevard complètement défoncé. Il manque de se faire écraser par les automobilistes, notamment par John Wayne une fois. Iggy frôle l’OD et est récupéré par les services de santé qui décident l’internement. Iggy chez les fous ! Ne faites pas les surpris …
Globalement abandonné par tout le monde, le vieux Jim peut tout de même encore compter sur James Williamson, lui-même en fâcheuse posture avec l’héroïne. Dès que son état le permet et que les docteurs l’y autorisent, les deux sortent répéter de nouvelles chansons aux Maconnel Studios de L.A. avant que Williamson ramène Iggy à l’hôpital.
Accompagné par les frères Sales (Tony et Hunt) entre autres à la rythmique, le duo revient aux racines de la carrière d’Iggy Pop.
Avant de passer sur le contenu du disque, il nous faut parler des Rolling Stones. Les bases d’influence des Stooges tient en des formations de la mouvance de Detroit, comme le MC5, mais aussi de groupes de la British Invasion, Stones et Who en tête. Pendant un court laps de temps, Iggy fut même vendu comme le Mick Jagger américain, et ses lascars (surtout James Williamson, très richardsien dans le style) eux lancés comme une version carrément destroy du "plus grand groupe de rock ‘n’roll au monde" (qui a parlé des Beatles ?).
Car Kill City, instable rémission, est un album stonien et mélodique, assez magnifiquement enregistré par ailleurs. Williamson est un pourvoyeur de riffs assez industriel et l’on retrouve dans les intonations et les inflexions d’Iggy un certain sens jaggerien.
L’introduction et chanson-titre peut rapidement faire penser à une version stéroïdée et amphétaminée du « Rocks Off » des Cailloux. La frappe est dure et le piano baltringue, Iggy nous faisant le portrait d’une ville de mort, où les déchets rejoignent la mer, en nous invectivant à « laisser le garçon tranquille ». Les chœurs s’époumonnent, et l’on semble retrouver le Iggy Pop de « Search And Destroy » au niveau de la hargne.
« Sell Your Love », à la référence facile, est ma grande favorite. Sur un air plus sombre (dans le sens urbain nocturne sortant d’une fête pour en rejoindre une autre, les soirées sont longues à Kill City) et aux backing épiques pouvant rappeler le travail de Flo et Eddie, les célèbres choristes, c’est certainement la meilleure chanson du disque, formant un tout homogène et réellement convaincant. Le sax de John Harden est la réponse californienne au Bobby Keys des Stones, et sous cette ambiance de rock’n’roll dédaigneux, on sent une âme qui se réassemble peu à peu, qui se répare après l’errance.
Là est la clé de Kill City, un disque de pote convalescents, heavy sans trop l’être et certainement pas caricatural. Les chansons sont terriblement affûtées, et s’offrent des libertés anto-Stooges, comme ces chœurs superbes et paradisiaques et ces bridges lumineux (dont le plus bel apanage se trouve sur « I Got Nothin' »). L’équipe tente même avec succès l’instrumental avec l’enragé contenu de « Night Theme ». Il fut un temps où il fut envisagé comme le nouveau Stooges, avec moins de folie meurtrière et de fratrie Asheton. Malgré la hargne caractéristique d’Iggy, on sent un certain apaisement. Cette hargne, tangible sur « Beyond The Law » ou «Johanna », il la mettra en pause pour l’album prochain.
Car, outre James Williamson (qui finira en rehab lui aussi), c’est David Bowie, alors en plein white soul Young Americans trip et dégueulant de coke par tous les orifices, qui gardera contact avec son vieux pote Jim. Il le tirera de l’hôpital et l’embarquera sur le Isolar Tour, promouvant son quintessentiel Station To Station, avec comme pacte tacite de se tirer mutuellement de la dope. Ce couple d’infortune s’échouera en France, au Château d’Hérouville, fera profil-bas et se souviendra du meilleur roman de Dostoïevski, cela est une autre histoire.
Mais l’histoire de Kill City ne se termine pas là. Ne trouvant pas acheteur, les bandes sont remisées jusqu’à ce que Bomp ! Records se porte acquéreur en 1977. Selon Iggy Pop, les bandes auraient été lâchées par Williamson sans son consentement, ce qui permit la sortie de ce disque déjà légendaire. Kill City pointe le bout de son nez en plein tumulte punk, et fait écho au passé d’un des trois parrains du mouvement, déjà partis vers des glaciations bowiennes et européennes. « Le futur c’était hier ».
Au futur donc The Idiot, Lust For Life, Arista, Blondie et la dope. Notre Iggy ne sera pas tranquille d’ici 86, et, je dois l’avouer, pour notre grand bonheur rétrospectif. Il recroisera James Williamson en 1979 pour son sous-évalué New Values mais, ça aussi, nous en reparlerons.
J’ai découvert ce disque dans le train en route pour le concert d’Iggy Pop, le 8 mai 2022 à Pleyel, Paris, juste avant mes épreuves de baccalauréat. Je dédie ces quelques notes à cette belle soirée de printemps et à ce moment magique partagé avec une personne qui compte, mon cher Roland Caduf, qui chroniqua avec grand talent par ailleurs le dyptique The Idiot/ Lust For Life.
Kill City, dernière parenthèse, « where the debris meets the sea”.
Créée
le 22 avr. 2024
Critique lue 22 fois
D'autres avis sur Kill City
"With your expensive smile and your money eyesAnd a full prescription bottle just to keep the customer highThat's how you sell your loveYou push your love till nothings's leftSell your love, sell...
Par
le 22 avr. 2024
Du même critique
53 kilos, régime à la coke, aux poivrons et au lait, croyant voir des fantômes venus de la part des Rolling Stones dans sa grande villa de L.A., voilà à quoi ressemble le David Bowie de 1975...
Par
le 13 déc. 2021
6 j'aime
2
Couple culte et pourtant méconnu, Elli & Jacno représentent un des sommets de la nouvelle pop française. Icônes de classe, reconnus par bien de nos contemporains (comment ne pas citer ce cher...
Par
le 27 déc. 2022
5 j'aime
L'Impératrice est une formation assez fascinante, une des plus originales de la scène pop actuelle en France. J'ai déjà chroniqué leur deux albums, Matahari et TakoTsubo, mais il ne faut pas oublier...
Par
le 16 juin 2022
5 j'aime