Dead babies can't take care of themselves !
Pour certains groupes, on parle parfois d'album de la maturité, avec Alice Cooper c'est un peu contradictoire. Sur le plan musical toutefois, c'est avec "Killer" que commencent les choses sérieuses. Là où les précédents albums sont un peu fourre-tout pour le meilleur avec "Love it to Death" déjà plein de promesses et, pour le pire, avec les bordéliques "Pretties for You" et "Easy Action" rigolos et inventifs mais pas vraiment très abordables ni très mémorables, "Killer" apporte une cohérence inédite. L'album précédent est celui du premier vrai succès avec l'hymne gueulard et déguingandé "Eighteen" ainsi que le splendide "Ballad of Dwight Fry", mais il manquait d'un peu de cohérence, ce qui faisait néanmoins une partie de son charme.
"Killer" déboule donc en 1971 avec sa pochette ornée du portrait du python Kachina, mascotte du groupe et familier de la sorcière Alice. Animal qui connaîtra une triste fin l'année suivante dans les conduits des toilettes d'un hôtel quelque part dans le Tennessee. 8 morceaux le composent, 8 projectiles incandescents et fumants tirés d'un antique revolver.
"Under My Wheels" ouvre les hostilités avec son rythme survolté, trépignant d'impatience et la bave aux lèvres d'éxcitation. Glam rock convulsif et libidineux, il frappe un grand coup d'entrée de jeu en excellente déclaration d'intention. "Be My Lover" est une ballade gorgée d'humour et de whisky aux accents encore un peu glam à peu près irrésistible, où le chanteur se fait tour à tour suppliant et arrogant. "Halo of Flies" est un somptueux morceau que le groupe considérait comme un exercice de style prog pour se prouver qu'ils pouvaient jouer comme King Crimson. Il en résulte un morceau hypnotisant, aux multiples rebondissements, changements de rythme au souffle épique, parfois western déjanté, parfois heavy-metal, parfois orientalisme de pacotille. Sans doute l'une des plus belles réussites du groupe pour un morceau conçu comme une blague à l'origine. "Desperado" est selon les sources un hommage à Jim Morrison ou un clin d'oeil à l'acteur Robert Vaughn (dans les 7 Mercenaires), peut-être est-ce les deux ? En attendant c'est l'occasion pour le chanteur de démontrer une fois de plus ses talents d'interprète à la voix bien plus polyvalente qu'on ne le croit souvent, partant de grâves profonds pour ensuite laisser libre cours à la hargne qu'admirait John Lydon/Johnny Rotten dont "Killer" est l'album de chevet selon ses dires. (parenthèse "les enfants mettez une bûche dans le feu, Papy va vous raconter une histoire : il se trouve que Lydon avait obtenu sa place au sein des Sex Pistols suite à une imitation d'Alice Cooper auprès du producteur McLaren pendant qu'un juke-box jouait le morceau "Eighteen" !) "You Drive me Nervous" et "Yeah, Yeah, Yeah" sont agréables dans un retour rock plus basique qui n'atteint pas les sommets des morceaux précédents mais qui constituent une sorte de respiration, le dernier souffle avant la magnifique plongée en apnée des deux morceaux finaux.
"Dead Babies" est un bijou de mauvais goût, une évocation de l'importance de surveiller avec attention sa progéniture sous peine de la voir mourir dans d'atroces souffrances. Les dents ont grincé c'est certain mais c'est d'un humour noir potache tout à fait représentatif d'Alice Cooper. Le morceau se paie même le luxe d'un refrain entêtant, en forme de comptine du plus bel effet. "Killer" conclut l'album dans une veine plus sombre et expérimentale proche des débuts du groupe mais avec une efficacité mortelle ("oh oh oh Monsieur a de l'humour" dit-il en tortillant sa moustache et en tirant sur son cigare). Comme une suite de "Desperado" il commence une nouvelle fois par cette voix grâve pour terminer dans un brouhaha grinçant et un peu effrayant en guise de conclusion.
L'album n'est pas long, rien ne dépasse et la production du sympathique Bob Ezrin est brillante. Il est porté par des guitares tranchantes de Glen Buxton et Michael Bruce et bien-sûr par la voix d'un chanteur qui assume désormais pleinement son personnage. Alice Cooper adopte son nouveau maquillage désormais caractéristique et c'est le début également des concerts Grand Guignol à base de pendaisons et de guillotines. "Killer" est un joyau crade, couvert de matières qu'il ne vaut mieux pas trop chercher à identifier, mais finement ciselé. Maîtrisé dans sa forme comme dans son fond aux paroles ironiques et malignes il brille d'une lueur malsaine (mais c'est un peu pour de rire aussi) au milieu d'une discographie hétéroclite et fascinante aussi bien que dans le domaine plus général du rock 70s. Car oui "Killer" est un classique méconnu de cette période qui porte vraiment, vraiment bien son nom !