Thank God it's Not Christmas.
J'aime bien quand il y a déjà une histoire à raconter sur la couverture. Pour coller au titre japonisant de cet album (d'après une phrase de la chanson "Hasta Mañana Monsieur" donc rien à voir) deux Japonaises en obi posent l'une avec effroi l'autre avec espièglerie sur la pochette. Ce qui est (un peu) intéressant, c'est que l'espiègle de droite s'appelle Michi Hirota et en 1980 elle accompagnera David Bowie sur le titre "It's no Game" dans la langue de Mishima sur l'album "Scary Monsters". Pas mal la petite histoire inutile hein ?
Maintenant parlons un peu du groupe. S'il est composé de 5 membres à l'époque, Adrian Fisher à la guitare, Martin Gordon à la basse et Dinky Diamond à la batterie, les frères Mael sont bien-sûr les deux têtes d'un monstre vraiment bizarre. Le groupe évoluera d'ailleurs beaucoup, rythmé par un line-up changeant qui incluera même une rescapée de "Star Trek the Next Generation". Deux frères donc, Russel chante tandis que Ron tient les claviers. La plupart des morceaux sont écrits et composés par ce dernier sauf exceptions où son frère lui donne un petit coup de main. A l'origine, les deux frères Mael avaient un physique assez semblable et ils firent même les joies de leur mère lorsque petits, ils étaient tous deux mannequins enfants pour des photos ou des publicités. Avec l'album, les Mael (que leur manager aurait voulu voir en vain s'appeler les Sparks Brothers) se trouvent une identité visuelle à des lieues l'un de l'autre.
Tandis que Russel, le bondissant et énergique chanteur à la voix de fausset agite ses cheveux bouclés de jeune premier du glam-rock en portant de splendides costumes à paillettes ou de non moins splendides pull-overs en jacquart dernier cri, moulé dans des pantalons trop étroits pour être honnête, Ron, sec comme un cou de trique, impose un personnage inédit. Il coupe ses cheveux au désespoir du manager qui voulait jouer sur la ressemblance des frères, s'habille d'austères chemises démodées, porte une cravate et des pantalons à pinces feu de plancher. On le voit alors se tenir presque immobile et inexpressif pianotant sévèrement sur son synthé Roland dont les lettres ont été judicieusement interverties pour épeler "Ronald" et gratifiant parfois le public d'un horrible sourire figé terrifiant ou fixant la caméra d'un air mauvais. Et surtout, surtout, il se laisse pousser une petite moustache qui peut faire penser à Charlie Chaplin si on est de mauvaise foi. John Lennon, le genre de gars pas très facile à choquer, les vit un jour passer dans Top of the Pops et s'écria "Hitler's on the telly !". Cette identité visuelle n'aura de cesse de s'exprimer dans la carrière en dents de scie des Sparks, chacun peaufinant son rôle avec soin.
Bon et l'album ?
Ah "Kimono my House" c'est quelque chose !
Sur des mélodies naïves mais particulièrement alambiquées et pastichant un style lyrique, la voix de Russel Mael virevolte avec un falsetto rarement atteint (il le tiendra d'ailleurs jusqu'à nos jours). Les textes sont d'une fausse naïveté, d'un humour et d'une ironie réjouissante, au bord de l'absurde, pas loin du ridicule mais pas loin du génie non plus.
"This Town Ain't Big Enough for the Both of Us" et ses coups de feu tirés d'un western est à la fois la plus célèbre et la plus représentative. Comme incipit d'album le plus bizarre du monde la chanson est bien placée : "Zoo time is she and you time, the mammals are your favourite type, and you want her tonight..." Le morceau est parcouru par cette mélodie au clavier typique du groupe, haut perchée et suivie à la note près par le chanteur. Ron composait et ne tolérait aucune modification dans sa mélodie lorsque son frère chantait, même si le nombre de pieds des paroles ne collait pas c'était au chanteur de se débrouiller pour que ça passe...et ça passe !
Les Beach Boys avaient érigé les tourments adolescent au rang de symphonie pop, ici les Sparks reprennent le principe à leurs thèmes les plus chers, la sexualité et ses errements, les angoisses sociales, la vie de famille et ses hypocrisies, le quotidien banal aussi... "Amateur Hour" parle de la perte de la virginité, de la voix qui mue (pour le coup) et de l'âge adulte qui n'arrive jamais vraiment. Menée tambour battant la chanson poursuit sur le style ampoulé et lyrique de la précédente avec des coeur ululants et un clavier acidulé.
"Falling in Love With Myself Again" au titre éloquent et à la mélodie toute droit sortie d'une valse de taverne bavaroise couplée à des guitares plus rock, cherche à rassurer sur les bons côtés du célibat, jusqu'aux dîners aux chandelles tout seul, on n'en apprend heureusement pas plus sur la fin de la soirée.
Les relations de couple, et la confiance sur fond de suicide sont de la partie sur "Here in Heaven", version de Roméo et Juliette dans laquelle Roméo se sent un peu floué par Juliette puisqu'elle a finalement décidé de ne pas le rejoindre dans la mort. La voix de Russel est toujours des plus aigues accompagnée par des guitares plutôt délurées.
"Thank God it's Not Christmas" est un incontournable pour qui veut se trouver une bande son originale pour noël. Je pense qu'il s'agit de ma préférée d'ailleurs. Le ton et la mélodie jouent le jeu du chant de noël, on croirait entendre les grelots et voir tomber les flocons, pourtant ce n'est noël que dans nos oreilles. Ici on parle de l'angoisse d'un père à l'idée de se retrouver en vacances en famille une fois de plus, anticipant avec horreur les conversations et les faux semblants.
"Hasta Mañana Monsieur" est une histoire d'amour et d'incommunicabilité, une version frustrée et absurde de "Michelle" des Beatles sur fond de Guide Michelin et de son lexique final.(la phrase du titre s'adresse quand même à une femme !) L'atmosphère se fait faussement hispanisante sur les bords avec une échappée presque épique en total décalage avec les refrains particulièrement absurdes.
On revient sur la famille avec"Talent is an Asset" et sa mélodie bondissante de clochettes, de guitare et de claviers. C'est une vision moqueuse des parents hyper protecteurs et exagérement fiers de leur progéniture, ici le petit Albert Einstein pour le coup, couvé et gâté par des parents émerveillés par son talent...relatif.
"Complaints", dans la même veine bondissante, revient de façon enjouée sur la banalité et l'ineptie du quotidien, sur ces personnes qui se plaignent tojours et sur le fait qu'au fond tout le monde s'en fout.
"In my Family" en remet une couche sur la banalité et les rapports familiaux (on s'en serait douté) tandis que "Equator" conclut l'album sur l'amour, une fois de plus, avec cette fois l'angoisse du rendez-vous, quand la fille n'arrive pas à l'heure prévue, qu'on lui cherche des excuses et qu'on se rend compte que le chocolat a fondu et qu'on s'est fait poser un lapin soit une forme de manipulation retorse. Le peu d'ego qui restait en prend un coup sur un rythme de fanfare un peu jazzy. La voix de Russel Mael atteint ici son apogée, dans une sorte d'impro jazzy il touche des notes particulièrement élevées avec un certain brio.
"Kimono my House" est une étrange réussite. L'image de couverture résume finalement assez bien le propos de l'album, entre effroi et espièglerie donc. D'un côté la forme : sautillante, échevelée, portée par cette voix aigüe et infatigable, ces guitares glam un peu punk avant l'heure, ces claviers faussement naïfs et tatillons. De l'autre le fond : avec cet humour mordant (ce sens du titre !), ce joyeux pessimisme résigné et angoissé finalement très British...pour un groupe de Los Angeles. Les frères Mael trouveront logiquement leur public en Angleterre et en Europe auprès d'une génération punk naissante. L'Amérique ne leur ouvrira les bras que plus tard. Siouxsie and the Banshees (qui reprendront "This Town Ain't Big Enough..."), les Smiths et même Kurt Cobain citeront régulièrement cet album comme l'un de leurs préférés, Mr Bungle, Oingo Boingo, Devo, The Darkness, les Rita Mitsouko (avec qui ils feront un morceau) entre autres, leur doivent beaucoup ainsi qu'à cet album singulier.