Lorsque l'on critique une œuvre sans la remettre dans une histoire, un contexte, une évolution, sans en effleurer l'humanité ou à l'inverse la diabolique insanité, on ne critique que sa propre capacité à la comprendre. Parler de Kind of Blue en disant que de toute façon on n’aime pas le Jazz ne permet que de donner un avis que l'on croit le bon, sur une œuvre dont on avoue soi-même ne pas maitriser le langage. Un peu comme si je voulais donner mon opinion sur le manuscrit original de « Guerre et Paix » sans parler un mot de russe. Faire une généralité sur un style de musique en ayant écouté un demi-album est d'une inutilité crasse. Disserter pour en souligner le côté vieillit et daté parait tout aussi vain, car bien entendu cet album s’enracine dans l’histoire de l’Amérique noire des années cinquante, bien loin des préoccupations de celle de Mr Trump. J’ai lu sur une critique que la musique de Kind of Blue est « plate et répétitive ». Je ne sais pas si c’est un défaut, bien des musiques sérieuses se disent répétitives. Mais si la musique Pop est par essence répétitive et ce n’est toujours pas un défaut, le Jazz ne l’est que très rarement et c’est souvent ce qui gêne ceux qui ne l’aime pas… Comparer cet album à Time Out de Dave Brubeck est tout aussi inutile. C'est comme comparer Led Zep et les Beatles, la Corse et la Gaudeloupe, Laurel et Hardy, la moutarde et la mayonnaise, cela n'a juste rien avoir et ne confirme que les limites de celui qui tient cette comparaison. Mais je peux comprendre que l'on aime pas le Jazz. Je peux comprendre aussi que l’on ne se laisse pas embarquer par un rythme aussi hypnotique que celui de « So What », qui est une cathédrale de précision. Je peux aussi comprendre un de mes rares amis qui peut avouer sans rougir comprendre la musique (et c’est vrai), me dire que le Jazz est une succession de gus qui enchainent leurs solos sans s’écouter les uns les autres. Je peux comprendre qu’on ne vibre pas aux petites touches économes de Miles Davis, que l’on ne se désunisse pas devant le saxophone charpenté de John Coltrane, que l’on ne s’envole pas devant celui, totalement virevoltant, de Cannonball Adderley. Je peux comprendre que la basse veloutée de Paul Chambers, les claquements syncopés de la batterie de Jimmy Cobb laissent indifférents. Je peux aussi comprendre que les arpèges francs et loyaux des touches du piano classique de Bill Evans sonne comme un déjeuner avec trop de Nutela. La seule chose que je ne comprends pas c’est, qu’au-delà de la fierté que l’ignorance procure souvent, on pousse l’égotisme à publier sa propre insuffisance.
Je pense aussi à cet autre ami, imaginaire celui-là, qui m’aurait dit un jour que bien que n’ayant jamais mis les pieds à Rome, il avait constaté qu’en avion, à 10 000 pieds de haut et à plus de 800 km/h, il n’aimait pas la chapelle Sixtine… qu’il la trouvait beaucoup trop bleue. En repensant à lui avec affection, je m’aperçois aujourd’hui que moi aussi je trouve l’album « Kind of Blue » de Miles Davis un peu trop bleu.