Malgré l’habitude des salles souterraines, des freestyles sur les ponts autoroutiers, des battles féroces, Skepta a une sacrée pression avec son dernier album, Konnichiwa. Pourquoi ? Parce que l’Anglais a toute la scène grime sur les épaules.
Dans sa promo comme dans l’image populaire, Konnichiwa est le premier album de Skepta. Limite l’aube de sa carrière. Évidemment, la vérité tient tout à fait dans l’affirmation inverse. Le MC Anglais a connu la naissance d’un mouvement, le grime, a largement contribué à sa construction, a défendu bec et ongles sa médiatisation sans jamais trop en faire. C’est que l’équilibre, notion essentielle en musique, est ténue avec ce mélange de Hip Hop, de Drum&Bass et de Dancehall longtemps cantonné au bas-fond des bas-fonds.
Déplacer dans la lumière un style musical autant ancré dans l’ombre et les ténèbres n’est pas chose aisée. Le salut est venu d’outre-Atlantique. Skepta a su insuffler le grime, ses codes agressifs et sociaux aux États-Unis, là où la trap s’essouffle de redondance. Revenons donc à Konnichiwa. Un troisième album qui fait effectivement effet d’un premier, puisque le dernier en date remonte à 2012. Un siècle pour Skepta, encore discret en ces temps immémoriaux où MSN n’était encore qu’une messagerie instantanée plutôt qu’une attaque de feu.
And The Learning Is Easy
Puisqu’il ne faut jamais prendre pour acquis un élément culturel, Konnichiwa veut tout simplement dire « bonjour » en japonais. Une certaine manière de saluer le monde avec un langage quasiment étranger pour les américains. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Skepta a taillé 12 titres et une quarantaine de minutes à destination du marché américain. Drake et Pharrell Williams lui ont déjà pavé le chemin, via une diffusion flatteuse sur OVO pour l’un et une succession de malignes expositions médiatiques pour l’autre. A moins que ce ne soit l’inverse, les deux artistes se confondant souvent, en bon et impitoyables businessman.
« Konnichiwa », c’est aussi le premier titre avec lequel Skepta ouvre le grand bal de son genre chéri. Le démarrage promet, via quelques explorations mélodiques, une diversification inattendue. Sauf que non. Grosse basse, rythme un brin ralenti par rapport aux productions grime actuelles mais néanmoins identifiables : la mire est rapidement réglée. L’objectif ? Caler un gros banger d’entrée, et surtout, veiller à ce que l’auditeur candide ne soit pas perdu d’entrée par un manque de repères. La démarche a de quoi questionner. Fait-on entrer les parieurs d’un combat de chiens clandestin avec petits fours et champagne ? Sûrement pas. Skepta semble mettre de l’eau dans son vin, sous les conseils avisés des pontes de la pop music US cités plus haut.
Les vrais et les puristes, du moins ceux qui se définissent comme tels, frisent la crise cardiaque. Heureusement, le tutoriel est court, et nous voilà enfin envoyés dans les bits compressés et bien peu nombreux du grime pur et dur. Avec le bien nommé « Lyrics », en compagnie de Novelist, c’est bien l’héritage diss du grime qu’on retrouve, efficace et bien calibré, en quelques 2’40. Même coup de pression avec un vieux de la vieille, une véritable légende du Hip Hop UK, Wiley. « Corn On The Cub » est lui aussi sans concessions, mettant en parallèle deux générations de cracheurs à la furie également partagée. Dommage que le morceau se conclue sur une grosse chute de studio de deux minutes, au téléphone avec Chip. Quitte à hésiter sur sa carrière, que Skepta nous le rappe plutôt que de servir un extrait de téléphone en forme de blowjob assumé. L’héritage The Life Of Pablo ? Peut être.
On préfère vous prévenir tout de suite : il ne faut pas s’attendre à du feu sur tous les tracks de Konnichiwa. Pourtant, quelques uns forment de sacrées baffes, telles que vues en live ou, pour ceux qui n’ont pas les moyens de claquer leur thune dans le coût de la vie phénoménal de Londres, sur les vidéos pirates captées ça et là, entre battles et freestyles. En premier lieu, on trouve un Skepta enfin à 200% sur « Shutdown », dans tout ce qui se fait de plus classique, ou tout simplement de plus classe, dans le grime. D’autres allument des feux, lui les éteint. Malin. Même puissance, lorgnant un peu plus du côté des sonorités électro avec « That’s Not Me », en compagnie de fréro JME. Clairement les deux plus grosses sensations de Konnichiwa.
La Cité perdue de l’Atlantide
Là où le bât blesse, c’est qu’après quelques morceaux qui démontrent, si c’était encore à prouver, toute l’étendue du talent oral de Skepta, son aisance au micro et sa capacité de débit phénoménale, le propos du MC tourne en rond. Il n’y a qu’à voir comment « Crime Riddim » ou « It Ain’t Safe (feat. Young Lord) » se forment comme des sons idiots à destination de la jeunesse britannique désœuvrée brossée dans le sens du poil. Au mieux. Au pire, un des deux titres sera utilisé en contre-emploi dans une séquence en slow-motion d’une comédie anglaise. Triste fin de vie, même hypothétique.
« Quand t’as passé dix ans à dire de 100 manières différentes que tu es un lance-flamme ambulant, il faut savoir passer à autre chose » nous disait Vidji dans notre interview exclusive des Fixpen Sill. Skepta n’a pas dû nous lire. Les paradigmes réchauffés s’enchaînent, à l’image du « mon fusil crew, c’est mon meilleur ami » de « Man ». Les titres aux thématiques sans profondeur et rapidement répétitives s’enchaînent. On sait la boucle base du grime, mais elle est ici exploitée facilement, sans coup de collier. Skepta répète à qui veut l’entendre que son Konnichiwa lui a pris trois ans à écrire. Pour déboucher sur une réflexion aussi pauvre, on a le droit d’être un peu durs. Mais s’il y a bien un marché dans lequel le superficiel est vendu avec une ardeur terrifiante, c’est bien celui américain.
Deux morceaux viennent aller jouer les aguicheurs pour les auditeurs qui auraient envie de trouver une alternative à Future, Young Thug et Desiigner sans avoir la curiosité d’aller gratter bien plus loin. Le plus évident est « Ladies Hit Squad », hit de l’album, en compagnie de D Double E et A$AP Nest. Une bonne grosse dose de Drake gonfle un morceau dévoilé sur OVO. On ne l’aurait pas forcément deviné, mais c’est sur ce modèle mercantile que Skepta sort peut être sa meilleure plume, dans un ego-trip rempli de références biographiques et culturelles. Beaucoup moins évident, l’association formée avec Pharrell Williams sur « Numbers » est seulement gonflante dans son sens figuré, avec une production imbuvable et un je-m’en-foutisme déprimant.
Il faudra chercher au milieu de l’Océan pour trouver un début de mix digne de ce nom entre les mouvances Hip Hop. En l’occurrence, alors qu’il était supposé en programmer l’extinction, l’apport d’un 4/4 trap scolaire fait étrangement effet sur « Detox », en compagnie du crew Boy Better Know (Jammer, Frisco et Shorty). De quoi annoncer le meilleur pour le track final, « Text Me Back ». Sauf que non. Le damné ose nous servir un rythme lent et un Skepta penaud, tête basse, la queue entre les jambes. Le monde à l’envers. Tentative ratée de final introspectif, le MC enchaîne les poncifs sur sa bien-aimée, puis sa mère. Il compare la relation avec la première à celle de Mufasa et Simba, promet un shopping chez le bijoutier pour la seconde. Sérieusement. Sérieusement.
Pas de confusion : la tâche de Skepta était ardue. Apporter un genre qui fleurit uniquement par sa confidentialité vers le grand public n'est pas chose aisée. Pourtant, face à son hyperactivité et une tendance nouvelle à exporter le grime vers les US, on aurait pu prendre Skepta pour le messie. Sauf que le miracle n'a pas lieu, et que le rappeur boit plus souvent la tasse qu'il ne marche sur l'eau. Ça nous apprendra à adorer de fausses idoles.