Il est des œuvres dont on tombe amoureux. Instantanément. On les emprunte ou achète en se disant qu'on passera un bon moment, et au bout de quelques minutes, on comprend qu'on a acquis là une œuvre qui va tout redéfinir. "La Mort d'Orion" est de ceux-là.
L'album marque par son originalité absolue, à mi-chemin entre rock progressif, poèmes lyriques aux accents prophétiques et "symphonisme" narratif. Rien que le conte de la mort d'Orion, d'un peuple acceptant sa fin pour laisser place à une nouvelle civilisation (et ce de façon aussi radicale que la remastérisation de Manset pour son œuvre ...), est un moment de gloire exemplaire pour la chanson française. L'intervention de la soliste sur le deuxième morceau est un enchantement, l'histoire est porté par la voix d'un Manset habité (même si parfois tenté par l'académisme tout de même), la flûte renvoie très agréablement à Jethro Tull, les silences interviennent toujours pour le profit de l'histoire... C'est le genre de morceau qui ne se limite pas à la musique, qui est multimédia par la voie auditive. Une porte ouverte sur l'imagination, et sur l'intemporalité, puisque toute vie n'est que destruction pour recommencement.
On pourrait croire que les morceaux, plus courts et modestes forcément, soient écrasés par ce mastodonte. Après tout, c'est bien arrivé à Emerson, Lake and Palmer ("Tarkus") ou Lou Reed ("Street Hasle"). Mais Manset, même si le cadre des chansons reste aminci, conserve complètement l'ambition grandiose. Quand on pense qu'il trouvait le disque puéril... Comment trouver "Vivent les hommes" puéril ? Les paroles semblent annoncer "Comme un Légo", et émeuvent durablement, toujours soutenu par une soliste qui semble porter le meilleur de Danny Elfman dans sa voix. "Ils", pareil : son interprétation fait complètement un avec les arrangements choristes-batterie-claviers, et les paroles sonnent comme un véritable aveu d'acceptation vis-à-vis de sa condition. "On ne nous aimera jamais", reprise ainsi, cette phrase a une dimension majestueuse. Si j'ai plus de mal avec "Paradis Terrestre", à cause de son mixage un peu plus particulier, les paroles restent grandioses, et semblent à des années-lumière en avance ("Voyez ce qu'il en reste !", question on ne peut plus actuelle). Enfin, finir son deuxième album par "Élégie funèbre", la plus intime, la plus simple, et également la plus transfigurée, achève le monument qu'on a là de la façon la plus classe possible.
Déjà séparément, tous ces éléments rendent quelque chose d'unique. Ensemble, c'est un bloc en béton armé, où l'on revient graver ses rancœurs de temps en temps. Car, comme toute œuvre dont on tombe amoureux, on y revient très souvent. Preuve, peut-être bien, qu'Orion n'aura finalement jamais tout-à-fait fermer ses portes.