Une rupture amoureuse, ça a toujours quelque chose de fourmillant. Il suffit d'une séparation et nous devenons soudainement bavard, passant nos soirées à échanger avec des amis sur ce qui s'est passé, revenant inlassablement sur les événements nous ayant conduit là, construisant des théories qui ont l'effet d'une épiphanie : "enfin j'ai compris le pourquoi du comment".
On se couche alors avec la sensation d'être un peu plus apaisé. Puis tout recommence le lendemain. On refait la même chose, avec des mots différents. La machine se relance.
Il y aurait peut-être moyen de résoudre la crise de l'énergie, si l'on trouvait ce qui donnait à la rupture amoureuse toute cette productivité.
En octobre 2018, après sept ans d'union, Mark Ronson finalise son divorce avec Joséphine de la Beaune. Il évoque cette séparation comme le point de départ de "Late Night Feelings", rupture aussi amoureuse que créative. C'est qu'on trouvait plutôt Ronson en arrière-plan des compositions comme des soirées, laissant de côté ses émotions pour façonner celles des autres.
Dans les interviews retraçant la naissance de l'album, il évoque celui-ci comme une impulsion profonde, allant à l'encontre de sa volonté. Impossible de revenir à l'ambiance festive et aux cuivres d'Uptown Funk. C'est un véritable débordement de mélancolie que subit Ronson. L'heure est au minimalisme, à la création d'un écrin intime pour les voix féminines qui poussent sur chaque titre.
Il a du en entendre le Mark, des "change toi les idées", des "passe à autre chose", alors que tout en lui semblait susurrer au contraire de ne surtout pas changer de disque. "Late Night Feelings" se présente comme un enchaînement de variations sur le même thème, un vinyle rayé où la rayure se nomme rupture, bloquant toute possibilité d'aller ailleurs que dans notre chagrin. "On and on and on, feelings on and on" répète le titre éponyme. Ils sont saoulants les coeurs brisés, à célébrer la femme qui est partie et à redoubler d'amour pour elle justement parce qu'elle n'est plus là.
Mais c'est trompeur, une rupture. On pense que c'est l'être aimé que nous avons perdu, mais c'est toujours quelque chose d'autre qui a chuté. Quelque chose de plus personnel, de plus englobant, de plus multiple.
Mark Ronson a l'intelligente intuition de saisir le caractère protéiforme de son manque, en offrant chaque piste à une femme différente, tant une seule ne peut suffire pour décliner toutes les nuances de ce qui ne peut se dire qu'en chantant.
Il désigne le résultat comme une collection de "Sad Bangers", syntagme donné à ces morceaux aux paroles tristes, posés sur une rythmique dansante. Un paradoxe étonnant pour un terme qui l'est tout autant, lorsqu'on s'intéresse aux multiples associations du mot "banger" avec la sexualité. Au début des années 2000, Outkast évoquait déjà sur "Hey Ya" l'ambiguïté du sad banger : "Y'all don't want to hear me, you just want to dance". Il ne faudrait pas non plus gâcher la fête avec nos ressentis...
Malgré toute la beauté entourant sa naissance, "Late Night Feelings" peut sembler manquer de reliefs. Les éclairs de génie, du titre éponyme jusqu'à la splendide "True Blue", sont finalement assez sporadiques face au caractère plus retenu des autres morceaux.
Peut-être est-ce une affaire trop personnelle. Cela parle trop à l'artiste pour pouvoir parler à ses auditeurs. On a souvent une sensation d'être laissé pour compte lorsqu'on voit quelqu'un se diriger dans une direction qui lui sied alors que nous ne la concevons pas. Ronson évoque cet album comme étant le meilleur qu'il ait produit. Il a de quoi être fier. Ce n'est pas donné à tout le monde de suivre un chemin insondable, allant à l'encontre de ce qui est attendu de nous. Il n'y a rien de meilleur pour la santé qu'une bonne rupture amoureuse.