Obsolescence déprogrammée
Passée l'intro « explosive » du morceau d'ouverture, on a déjà compris qu'on était en terrain connu et que le voyage serait monstrueux. Le riff d'entame des couplets d' « Explosia » est galopant, acéré et d'une précision redoutable. Comme à peu près tout ce que le groupe délivre sur ce nouvel opus, fort attendu après le très bon mais tout de même légèrement en deçà The Way of All Flesh. Ne tergiversons pas, il s'agit là tout simplement du meilleur album de Gojira avec l'extraordinaire From Mars To Sirius. Mais là où ce dernier épatait notamment par la longueur de ses morceaux, L'Enfant Sauvage paraît bien plus resserré. Pas un gramme de trop dans ces 11 compositions – 13 sur la version collector. Le titre le plus long est ainsi « Explosia », notamment à cause de son outro absolument sublime qui démontre une fois de plus les qualités émotionnelles et rythmiques du groupe même sur des tempi lents.
C'est la grande nouveauté de l'album : Gojira émeut, vraiment. Par le passé, une chanson comme « Global Warming » (qui fermait FMTS) avait laissé entrevoir un potentiel énorme de sensibilité, et cet album l'exploite enfin. On trouve ainsi de nombreux passages plutôt lents et moins agressifs, où la musique du combo français s'ouvre vers des horizons plus méditatifs, plus mélancoliques. C'est le cas de l'outro d' « Explosia », de « Planned Obsolescence » et de celle de la chanson titre, mais aussi de l’instrumental « The Wild Healer » ou de « Born In Winter ». Côté texte, les passages les plus déchirants sont à chercher du côté de « The Gift of Guilt », dont la fin, muette, est également remarquable. Un air d'urgence, de détresse et d'abandon plane sur tout l'album, qui trouve des solutions musicales au diapason de ce sentiment : riffing mélodique plus fréquent et très alerte (notamment sur « L'Enfant Sauvage » – sublime idée de l'outro que de jouer comme sur une radio faiblissante la mélodie principale), ou bien prise du dessus par la basse, sur la deuxième partie – et la fin – de « Pain is a Master », dont le début évoquait pourtant les éléments les plus agressifs du groupe. « Born in Winter », qui commence comme « World to Come », est un choix osé de la part du groupe, qui propose là le morceau le plus calme, en tous points de vue, de l'album. Une nouvelle réussite.
La violence de la musique n'est pourtant pas délaissée et Jo Duplantier nous arrose copieusement de tout ce que ses tripes permettent, par exemple sur « Planned Obsolescence ». Il estimait en interview ne pas être emballé à la perspective de ne pas avoir de blasts à jouer sur l'album, nous sommes ici rassurés, il a eu tout ce qu'il voulait, et c'est impressionnant. Les échanges furieux des musiciens sur les ponts de la chanson titre sont éloquents, ainsi que les morceaux « The Mouth of Kala » et « The Gift of Guilt », le second faisant pas mal penser au dernier Meshuggah par ses signatures délirantes sur les fins de riffs. Côté structures, on retrouve la patte habituelle du groupe à savoir un riff et un tempo différent pour l'intro, le couplet, le pont, le refrain et le finale, qui peut rejoindre l'intro (« L'Enfant sauvage »), ou explorer une nouvelle mélodie (« Explosia », « Mouth of Kala » et un riffing final écrasant, doublé d'une échappée à la double pédale de Duplantier). Le tout appliqué avec subtilité – pas de systématisme – une grande technique bien sûr, et aussi beaucoup d'idées étonnantes, comme le court instrumental faisant office de respiration et sortant de l'ordinaire (plus de percussions tribales comme sur les deux premiers albums), ou encore l'entame fugace à la batterie sur « Mouth of Kala », qui lance le train infernal du morceau – le nerf de l'album avec « The Gift of Guilt ».
Ajoutez à cela une pochette sublime, 2 chansons bonus vraiment dingues, « This Emptiness » et « My Last Creation », à écouter absolument, et le live des Eurocks 2009 sur le DVD de l'édition collector et vous approchez du Nirvana fait musique. Seul regret dans ce parcours sans faute : c'est parfois presque trop court. Le groupe lance des pistes passionnantes qu'il n'explore pas à fond comme sur FMTS, et c'est dommage. Des titres comme « The Wild Healer » ou « Pain is a Master » auraient mérité quelques minutes de plus. Mais l'album reste énorme, rien n'y est à jeter, tout est bluffant, de la production aux musiciens, et le groupe se paie le luxe de nous émouvoir. Chef d’œuvre.