Martyr auditif, morituri te salutant
Je crois bien qu'il s'agit du seul album que j'ai eu l'occasion d'écouter à avoir atteint un tel degré, une telle profondeur, dans le malsain.
L'idée est simple : retranscrire les souffrances abominables infligées, en Chine, à certains condamnés à mort, notamment pour injure à l'Empereur, propagation de religions alternatives ou parricides, consistant à les dépecer progressivement puis à les démembrer sur une durée de trois jours, en leur administrant de l'opium pour qu'ils ne décèdent pas durant l'opération et, que lorsque l'effet de la drogue aura disparu, ils puissent ressentir profondément les sévices qui leur furent infligés.
L'album ne contient qu'une seule chanson, d'une durée de 33 minutes, atteignant un paroxysme absolu dans l'angoisse. Dès le début, les musiciens distillent une atmosphère excessivement malsaine, jouant sur des pesenteurs, des lourdeurs, des stridences, des coups rythmiquement anormaux, des syncopes, des raffales subites, les sonorités dérangeantes qui vous hérissent puis des silences qui vous étourdissent, rapidement coupés par les décharges surpuissantes de la guitare de Bill Frissel (originalement guitariste de jazz).
L'horreur y est très raffinée, et son pouvoir ne réside point dans un étalage de violence, mais dans le fait qu'elle soit suggérée. Elle déploie l'imagination avec une force assez ahurrissante, je dois dire. On sent immédiatement quelle est l'étendue du talent requis pour parvenir à de telles hauteurs, et quelle est la difficulté colossale qu'il faut affronter pour jouer une véritable musique malsaine.
Progressivement, passés les prémisses, le morceau se construit intégralement, se structure, et voit l'arrivée assez terrorisante des hurlements désespérés de Yamataka Eye, terrifiants de persuasion et de modulation, doublés par le saxophone suraigu de John Zorn. La montée se prolonge jusqu'à atteindre une apothéose.
J'ai personnellement été vraiment pris aux tripes par cet album qui, outre la recherche primaire de l'angoisse et de l'horreur, est, à mon sens, profondément beau. La musique y est profonde et explore avec un rare acharnement des recoins sombres et infâmes de la vie, dont le Leng Tch'e est un avatar, sans se contenter d'une vague approche ou d'un ersatz de bruitisme blackeux. John Zorn semble s'être entêté à pousser la démarche jusqu'au bout, sans pudeur et sans retenue, et ne fait absolument pas semblant. Cette sincérité est, en elle-même, une grande marque de qualité et d'authenticité de la démarche.
Un album superbe, nu et sans concession, qui fait voyager très loin et stimule des émotions rares.