Un premier sommet
Cet album n'a pas le contenu original du 33 tours sorti chez Barclay en 1961 et il faut en retrancher Zangra et Une ile. Pour le reste, toutes ces compositions originales sont de nouveaux temps forts...
Par
le 29 nov. 2022
https://www.youtube.com/watch?v=H3Je0nm481o
Au soir de ma vie, quand viendra l’heure du dernier bilan, à mon actif, le Grand comptable trouvera surtout des kilomètres. J’ai beaucoup roulé, sur des engins de toutes tailles, de tous types. Ces machines ne furent que rarement ma propriété, j’ai roulé pour d’autres, pour des patrons. Dès mon plus jeune âge, j’ai été fasciné par la mécanique. Si j’en crois maman, mon premier mot aurait été « auto ». Mes premiers jouets furent à roulettes. Je n’ai passé mon baccalauréat qu’en échange du permis de conduire, c’était le contrat. Au grand dam de papa, j’ai stoppé là des études laborieuses pour m’embaucher comme coursier. Comprenez, je suis le fils unique d’un comptable qui totalise trente-cinq années de bons et loyaux services au sein de la même entreprise ; tout juste s’il a accepté de changer de bureau. Mon grand-père était commis aux écritures chez un notaire ; un autre modèle de fidélité et de sédentarité. Ma voie était toute tracée : je devais poursuivre à l’université, me faire une belle écriture et me choisir un bureau, office ou étude, pour la vie. J’en tremblais. Je sentais en moi un irrésistible besoin de bouger.
Coursier à Paris, c’est le plus fou des métiers. Un job de trompe-la-mort. Vous prenez un scooter, vous y greffez un top-case, vous confiez le tout à un gamin avec des plis à livrer. Plus il ira vite, plus le patron sera content, et mieux il sera payé. Roulez jeunesse. Vous êtes payé à la course, ou plutôt au “bon“. Le bon est l’unité de course. Une course intra-muros rapporte un bon ; plus éloignée, elle montera à deux ou trois bons. Le bon valait dix francs en l’an 1990, pour un salarié. Dix-huit francs, pour un indépendant. Deux statuts différents pour un résultat, somme toute, assez proche. La différence est engloutie dans la protection sociale. Tous fournissent l’engin, paient l’assurance, l’entretien et le carburant. Un moyen efficace, pour le patron, de maîtriser les coûts. Vive le libéralisme ! L’indépendant est un peu plus libre, libre de changer de patron... et le patron libre de le remercier. C’est de bonne guerre. Indépendant, c’est beaucoup de paperasses pour un petit plaisir : j’aimais. Un coursier doit, pour gagner sa vie, faire cinquante bons par jour. C’est jouable.
J’en faisais quatre-vingts. Aisément. En attaquant à l’aurore, pour ne m’arrêter qu’en milieu d’après-midi. Mon secret ? J’allais vite, très vite. Mon premier scooter était un 80 cm3. Le bon choix. La souffrance porte conseil, en voici une preuve. J’ai investi mes gains dans un 200 cm3. Impossible, pour un non-initié, de distinguer les modèles : les carénages sont identiques. Seule la plaque minéralogique le permettrait, certes, à condition de la conserver, une plaque s’ôte aisément. Le choix du gros cube était stupide : il consomme deux fois plus, pour un gain marginal de trente kilomètres à l’heure. Durant quatre années, j’ai beaucoup roulé. Pas un sens interdit que je n’ai pris ; un feu que je n’ai brûlé. Jeux interdits. La police verbalise. Ma règle était d’obtempérer au troisième coup de sifflet. La fuite est dangereuse et le délit de fuite grave. Avec quelle angoisse, j’ai décompté les mois nous séparant de la présidentielle ! La seconde élection de Mitterrand m’a soulagé de soixante-dix mille francs d’amendes. Nous rêvions tous du quinquennat. C’est plus difficile aujourd’hui. La police est mieux équipée et les tribunaux plus fermes.
Les mousquetaires de Dumas ou les maréchaux d’empire tiraient gloire du nombre de chevaux tombés à l’ennemi. Moi, j’ai eu trois deux-roues tués à l’ouvrage ; avec quatre séjours à l’hôpital. Une porte de voiture, deux voitures dont une de face et une glissade en tentant d’éviter un piéton. Paris, c’est plein de piétons. Sur ces quatre accidents, je n’étais qu’une seule fois en tort. Cela me console peu. Au passif, je totalise une demi-douzaine de fractures et le triple en points de suture. Je me suis lassé du stress quotidien, de la peur au ventre, des air-miss, des copains infirmes. Dans la vie, nous recevons des avertissements du Grand comptable. À chacun de nous, la liberté de les interpréter. Ma quatrième hospitalisation m’a donné l’occasion de faire mes comptes. J’ai estimé que j’approchais du talon de mon paquet de cartes de chance et qu’il était temps d’aller voir ailleurs.
J’aimais les belles voitures. Je savais avoir peu de chances de jamais en posséder une. Mes copains sont tous pauvres. À défaut d’en détenir une, le voulais les approcher, de plus près qu’au Salon de l’Auto. J’ai décroché une place de voiturier dans le plus sélect des restaurants. Déguisé en groom d’apparat, plus chamarré qu’un garde républicain, casquette à galons et tenue dorée, je trônais devant la porte, par tous les temps. Les clients me confiaient les clefs de leur véhicule, que j’allais garer dans un parking proche. Je les ai toutes eues : jeunes sportives, vieilles aristocratiques, lourdes bourgeoises, 4x4 de salon, sénatoriales, limousines… Toutes, sur quelques dizaines de mètres. Le temps de démarrer, d’enclencher deux ou trois vitesses et d’écouter. Quels moteurs… le solo de ténor d’un six cylindres, la basse profonde d’un douze, les crescendos des turbos, à chaque bourrin sa tonalité, à chaque marque ses arpèges. Ces festivals ne s’apprécient pleinement qu’au volant, face au pupitre serti de cuir anglais et de ronce de noyer. J’aimais le regard fasciné des gosses. Je ne jalousais pas leurs propriétaires. Ils n’en avaient qu’une ; moi toutes. La plupart ne savaient rien de leur voiture, qui n’était qu’un simple élément de standing. Moi, je savais leur parler, les comprendre. J'adorais ce boulot, mais pas le patron. Il ne nous respectait pas. Il nous volait. Je travaillais douze heures par jour, de midi à minuit, et plus encore le vendredi et le samedi. Il ne me comptait que trois ou quatre heures. Il estimait que les pourboires compensaient. On peut être riche et radin. Très riche, il s’offrait chaque année une nouvelle affaire, cash ; et très radin. Les clients étaient souvent généreux ; j’ai pu vérifier que l’avarice ne touche pas tous les riches. Je triplais facilement ce qu’il me donnait ; mais la loi reste la loi… Je serais resté pour les berlines, seulement le patron nous humiliait. À l’heure de la paie, il dépassait les bornes. Sortir de l’argent, le faisait souffrir physiquement, pauvre gars. J’ai tenu dix mois. Je l’ai mis aux Prud’hommes. J’ai gagné. Il a fini par payer.
Avec son argent, j’ai acquis un camion. Je n’aimais pas particulièrement les poids lourds ; mais je pensais, par cet investissement, vivre aisément, tout en préservant mon indépendance. J’ai acheté un lot de tapis et suis devenu commerçant non sédentaire. L’affaire était saine. Je faisais les foires, partout en France. J’aurais pu finir marchand de tapis. Les soirs de bonne recette, dans quelque hôtel à VRP, je me surprenais à m’imaginer avec pignon sur rue, boutique et vendeurs. Pas bon ! Par chance, le destin veillait. Le vol est le risque du métier. Les marchés sont nettement moins dangereux physiquement que la course, mais riches en magouilles et requins. Les assurances ne prennent en charge les stocks que sous clefs, dans un magasin fermé. Tant pis pour les roulants. J’avais pris un chien : ça dissuade. Mais, ce jour-là, il était malade. J’ai gardé le chien. Ils ont pris le reste. J’ai compris que le commerce n’était pas fait pour moi. J’ai repris la route. (à suivre)
J’ai fait de la “petite remise“. La petite remise, c’est la location de caisses avec chauffeur. Attention, que des belles caisses ! Des bourgeoises. Pour entrer dans le métier, j’ai passé une licence, un petit racket de l’État. Je n’en suis plus ressorti, si ce n’est que je suis passé, plus tard, dans la “grande remise“.
Dans la vie, il y a des pauvres, beaucoup, des riches, un peu, et des très riches, très peu. Ma typologie paraîtra simpliste aux sociologues. J’en conviens, elle est néanmoins éclairante. Les plus pauvres, misère, vont à pied. Ils n’ont pas très loin à aller ; la nature est bien faite. Au-dessus, le peuple s’entassera dans les transports en commun. Le bourgeois prend le taxi. Le taxi facture à la course. Le taxi, cela ne sent pas systématiquement bon et c’est accessible à tous, du moins à l’occasion. Le chauffeur parle, au mieux, une langue. Le taxi connaît Paris, mais connaît-il le Paris des riches ? Non. Alors, le Grand comptable a créé la petite remise : une voiture classe, conduite par un homme stylé, au minimum bilingue. Initié à la fréquentation des beaux quartiers, il saura vous indiquer les bonnes adresses, restaurants, prêt-à-porter, bijoutiers. Pas les bons marchés ! Au contraire, que du rare, du sélectif, du raffiné. Le client a traversé l’Atlantique pour cette seule étiquette… Je suis cher, mais classe. Je suis loué à la journée, c’est pour les riches.
Il existe des encore-plus-riches ! Leur truc, ce sera la “grande remise“. Les voitures sont plus exclusives, uniquement des étrangères, le top du top. Nous conservons quelques limousines françaises pour les grands patrons français, ils les estiment plus discrètes : « ne désespérons pas Billancourt ». La voiture est hors de prix ; certes, mais c’est insuffisant pour justifier l’écart de prix. Le petit plus qualitatif est concédé par l’État, contre redevance : tout se vend, surtout les privilèges, surtout en République. Nous disposons de passe-droits comme l’accès aux couloirs de bus et aux places de taxis… En effet, à quoi bon avoir la plus sélective des automobiles, si c’est pour se faire doubler par un vulgaire taxi ou se voir déposer dans un parking aux irritants effluves d’urine.
La clientèle est magnifique : princes arabes, milliardaires asiatiques, banquiers anglo-saxons, rock-stars, golden-boys de tous pays… Que des cartes bancaires exclusives ! À cinquante mille dollars autorisés par jour, un signe qui ne trompe pas. Nous travaillons avec les palaces, à la journée. Le chauffeur sera au gré du client : guide, interprète, confident, porteur… Toujours prêt, toujours joignable, toujours situable. La sécurité n’a pas de prix. L’affaire Lady Di a laissé des traces. Depuis ce triste jour, nous embarquons un GPS ; une boîte noire ; et trois téléphones portables : un privé, celui du patron et celui du client. Grosses automobiles, belle cavalerie, mais qu’une seule allure : le pas. Les voitures très lourdes : châssis allongés, électronique embarquée, réfrigérateur, climatisation… Elles freinent mal et les clients détestent les secousses. Luxe, calme et volupté. Que dire de la clientèle ? Difficile de la classer.
Curieusement, la plupart sont inactifs, à croire qu’être riche est un métier. Des inactifs professionnels : femmes au foyer, héritiers, rentiers, créateurs ou artistes reconnus. Des inactifs occasionnels, des pressés qui consacre un week-end à dépenser. Tous ne voient dans notre ville qu’une vaste boutique de luxe, indispensable au maintien de leur rang. Le circuit est immuable, avec sa dizaine d’étapes imposées par la mode du moment. Comme dans tout championnat, chaque année quelques boutiques sont déclassées, et d’autres promues, à dévaliser en priorité. En fin de week-end, pour le retour à l’aéroport, ma voiture peut ne pas suffire. Ces grosses caisses ne disposent que de petits coffres. Alors, je réserve un minibus pour les courses de Monsieur ou de Madame. Ne me demandez pas le nom des enseignes, ils ne vous diraient rien. N’y allez pas, vous serez déçus. Vous ne vous y sentirez pas à votre place. Réservé aux happy fews.
Puis les coureurs, essentiellement des hommes, l’homme serait-il volage ? Alors que Madame fait du shopping ; peut-être à l’autre bout de la planète ; Monsieur s’amuse. J’ai un client qui, lors de ses passages, enquille quatre rendez-vous par jour. Belle santé. Les dames seront, selon les regards, des femmes libérées, des demi-mondaines ou des courtisanes. J’ai tendance à dire des putes, mais de prestige. Elles fréquentent les mêmes boutiques que mes clients et y dépensent leurs gains. Monsieur m’apprécie. Il me laisse un riche pourboire, sans doute le prix qu’il met à ma discrétion.
Nous avons des rois du pétrole. Monde mystérieux, s’il en est. Ils refusent tout contact avec les autochtones. Tout passe par l’intermédiaire du secrétaire. Les voitures, les chauffeurs, les gardes du corps locaux sont pour le décorum. Le premier cercle, le seul qui compte, est constitué de compatriotes. Un prince doit avoir sa cour. Un prince doit être généreux. À chacun de ses déplacements, toute une faune se rassemble ; le téléphone arabe est d’une rare efficacité, et se presse à l’entrée des boîtes de nuit et des bars : il y a de l’argent à prendre. Le secrétaire distribue les billets, de grosses coupures. Le prince ne fera que passer, ses fêtes à lui sont privées. Curieux. J’ai un copain chauffeur de maître chez un émir. Ils sont trois. Ils se relaient jour et nuit auprès d’une limousine. Ils attendent. La voiture a été rodée. Depuis, elle patiente, comme tout le personnel de l’hôtel particulier, un des plus beaux de Paris, depuis près de dix ans. L’émir viendra peut-être un jour.
Plus fréquents et plus agréables, les hommes d’affaires : c’est sérieux, ça dort la nuit et court le jour. Timing serré, de l’aéroport à l’usine, du siège au cabinet ministériel, de la banque à l’aéroport. Ça téléphone beaucoup. Ça bosse. J’ai un Américain qui m’a à la bonne. Nous déjeunons ensemble ; je lui raconte Paris, il me parle bizness.
J’oublie les joueurs. Pour ces doux monomaniaques, une salle de jeux est l’unique destination. Ils comptent parmi les plus généreux. L’argent n’est pour eux que de passage, c’est un média, un moyen, un outil indispensable à l’assouvissement de leur passion. Le pourboire dépendra de leur chance : nous sommes en communauté de gain.
Enfin, mes préférés, les romantiques, souvent en couple, ils tentent de retrouver les traces du Paris de leur voyage de noce, de la maison de leurs parents, du quartier de leur communauté. J’ai une faiblesse pour l’émotion des Juifs revisitant le Sentier ou pour les Ricains à la recherche des vestiges de leur ancêtre russe blanc, véritable prince taxiteur. Les plus sages vont se perdre dans nos églises ou passeront leur séjour au Louvre.
Connaissez-vous plus beau métier ? Des voitures exceptionnelles, les plus belles filles, les meilleurs restaurants. Si je suis rarement invité à leur table, le patron me sert un dessert et un café. Et l’argent ? Je vis correctement, merci. Que ferais-je de plus ? Le contact assidu des riches de ce monde est un excellent antidote. La plupart consomment tristement. Pas moi.
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Portraits, à lire en musique
Créée
le 30 mars 2018
Critique lue 452 fois
22 j'aime
1 commentaire
D'autres avis sur Les Bourgeois
Cet album n'a pas le contenu original du 33 tours sorti chez Barclay en 1961 et il faut en retrancher Zangra et Une ile. Pour le reste, toutes ces compositions originales sont de nouveaux temps forts...
Par
le 29 nov. 2022
Les Bourgeois Après avoir découvert un des premiers albums de Serge Gainsbourg, j'avais envie de découvrir un autre artiste qui à marqué la chanson française. Découvrir n'est pas le bon mot puisque...
Par
le 15 janv. 2022
Du même critique
Clint est octogénaire. Je suis Clint depuis 1976. Ne souriez pas, notre langue, dont les puristes vantent l’inestimable précision, peut prêter à confusion. Je ne prétends pas être Clint, mais...
le 14 oct. 2016
128 j'aime
31
Je dois à Hayao Miyazaki mon passage à l’âge adulte. Il était temps, j’avais 35 ans. Ne vous méprenez pas, j’étais marié, père de famille et autonome financièrement. Seulement, ma vision du monde...
le 20 nov. 2017
123 j'aime
14
J’avais sept ans. Mon père, ce géant au regard si doux, déposait une bande dessinée sur la table basse du salon. Il souriait. Papa parlait peu et riait moins encore. Or, dans la semaine qui suivit, à...
le 11 juin 2016
123 j'aime
30