L'heure du bilan

Ceci est le dernier album de chansons originales que Léo Ferré a sorti de son vivant, son ultime album anthume étant son adaptation, pour le moins complexe, d'"Une saison en Enfer" de Rimbaud. Mais elles ne sont pas toutes fraiches par contre, puisqu'elles datent toutes de ses tout-débuts (à l'exception de "Les vieux copains"), certaines remontant même à 1946. Pourquoi ces reprises ? Sans doute pour la même raison que Brel en 1972, qui avait réenregistré des chansons publiées sous Philips pour le compte de Barclay : Odéon était sans doute trop contraignant, musicalement, par rapport aux ambitions orchestrales du Vieux Lion.
Pourtant, l'album, à l'exception de "Vison l'éditeur", est particulièrement doux, dans l'introspection et la chanson française la plus classique. "Vison l'éditeur" est le seul morceau énervé, et je le trouve majestueux ; à trois années de la fin de sa vie, Léo republie ce morceau, avec une interprétation très forte et une musicalité qui tonne comme dans les années 70... Les morceaux ont, globalement, bien évidemment, des paroles bien moins passionnantes que celles des années 60-70. Là n'est pas l'intérêt de ces réenregistrements. L'intérêt, c'est véritablement d'être bercé par une vieille voix, qui remanie une après-guerre avec des cordes magnifiques, et veut transmettre une ultime fois avant de partir. "Notre amour", "Cloclo la cloche" ou l'incroyable bilan historiquo-poétique qu'est "L'Europe s'ennuyait" sont des moments particulièrement forts, où la vie est en suspens par tant de beauté simple. Les deux adaptations de poèmes, "La Maline" de Rimbaud (très belle), et "Automne malade" d'Apollinaire (plus lourdaud mais sympathique) sont tout de même des signes que Ferré, jusqu'au bout, ne voulait pas faire reposer tout son talent juste sur ses mots. Le morceau inédit, "les vieux copains", est sans doute le plus puissant de tous, avec ses arrangements qui ramènent à "Avec le temps", son propos qui colle à tous nos grands-parents, et ces derniers vers emplis de fraternité... Dans un tout autre genre, puisqu'à capella, "la Chanson triste" me fout également beaucoup de frissons.
Sauf que. Je ne vais pas vous cacher qu'on n'a pas très envie d'écouter un album aussi pépère, limite maison de retraite, quand on n'est pas dans une certaine fatigue. Parce que c'est long. Je reproche surtout un gros creux interminable pour "Où vont-ils", "C'est une..." et "Y'a une étoile", qui sont à la limite de la neurasthénie.
Etonamment, c'est un album à l'intimité telle qu'on a l'impression que c'est un grand-père qui raconte d'où il vient. En sachant qu'à posteriori ce fut son dernier album de chansons, cela envoie un message très puissant, sur d'où l'on vient, sur ce que l'on devient, et ce qu'il y a à retenir et à partager avant de disparaitre. Voilà pourquoi, même si c'est Ferré, même si c'est pas le plus accessible (sans être le plus inaccessible), je le recommande chaudement pour les soirs d'hiver. Ca fait bouillotte, ça sent le sapin et la campagne désolée, et même si on peut zapper certaines chansons, une fois encore, un disque de Léo Ferré nous fait simplement moins sentir seul.