Jouer du rock’n’roll « comme avant »… Tel est le fantasme qui pousse les Beatles, en pleine crise, à enregistrer les morceaux de Let It Be. Ce fantasme apparaît quelque peu régressif de la part d’un groupe qui avait révolutionné la musique grâce notamment à ses explorations psychédéliques et à son perfectionnisme de studio. Les raisons de leur démarche sont en fait extra-musicales : les sessions de l’album blanc The Beatles ont été tendues et chacun n’en faisait qu’à sa tête. Les egos et motivations personnelles de chacun prennent trop de place. Sous l’impulsion de Paul McCartney, les Beatles partent alors du postulat que s’enregistrer en live sans retoucher leurs morceaux leur fera retrouver leur unité perdue.
Il fallait y croire… Nos quatre amis se séparent avant même la parution de l’album ! Entre temps, ils ont réalisé et sorti Abbey Road et sont montés sur le toit de l'immeuble d'Apple Corps (l’entreprise fondée par les Beatles hein, pas celle de Steve Jobs…) où se trouve leur studio, pour y donner un petit concert improvisé. Deux morceaux présents sur Let It Be sont issus de cette session unique en son genre : « Give a Pony » et « One After 909 ». Quelques chanceux ont pu assister à cette ultime prestation live de l’histoire des Beatles, interrompue par la police au bout de 42 minutes. « Je voudrais vous remercier au nom du groupe et de nous tous, et j'espère que nous avons réussi l'audition », déclare John Lennon. Cette phrase sera immortalisée à la fin de « Get Back » et constitue une conclusion drôle et décalée, typique de l’humour des Fab Four, sur leur itinéraire artistique hors du commun depuis leurs premiers concerts dans les clubs de Liverpool douze ans auparavant.
Dernier album de la discographie des Beatles, Let It Be renvoie bel et bien l'image d'un groupe uni jouant du rock'n'roll. Enfin, ce n’est qu’une image. Stricto sensu, le seul morceau de rock’n’roll ici est l’entraînant "One After 909", l'une des premières compositions du tandem Lennon/McCartney, écrite en... 1957. "I've Got a Feeling" et "Get Back", composées par Paul McCartney (sauf la partie « Everyone Had a Hard Year » de « I’ve Got a Feeling » signée John Lennon), ne sont pas des morceaux de rock’n’roll mais plutôt de blues-rock. On sent bien que les 5 musiciens (avec le claviériste Billy Preston convié pour l’occasion) s'éclatent collectivement sur ces purs plaisirs d’énergie auditive qui nous donnent un temps l’illusion d’être avec eux sur ce foutu toit. Plus posée voire quelque peu dépouillée, "For You Blue", écrite par l’épatant George Harrison, prend aussi ses racines dans le blues dont elle revisite la tradition grâce à la guitare lap steel de John Lennon. « Two of Us » ouvre quant à elle l’album dans une agréable ambiance folk-rock tandis que l’improbable « Dig a Pony » rend les choses un peu plus hard.
Blues, rock’n’roll, folk… Autant de genres auxquels les Beatles rendent hommage sur cet album. Cependant, celui-ci se distingue également par des compositions au style plus personnel. Ainsi, le célèbre "Let It Be" est un morceau admirablement construit qui, au-delà d’annoncer la carrière solo de Paul McCartney, représente une sorte d’idéal pop rock capable de plaire au plus grand nombre et d’inspirer – pour le meilleur et pour le pire… "Across the Universe" marque quant à elle l'aboutissement du psychédélisme lennonien dans une matrice plus folk que rock, et contient peut-être les paroles les plus poétiques de tout son répertoire. Ce n’est pas un hasard si c’est ce morceau que la NASA a décidé de diffuser en direction de l’étoile polaire en 2008. George Harrison n’est pas en reste non plus avec le subtil « I Me Mine » où, comme Paul McCartney, il pose les bases du style prédominant de sa future carrière solo (il faut préciser qu’il a plein d’autres morceaux en stock à l’époque, d’où le triple album All Things Must Pass…). Le guitariste méditatif y parle des difficultés à mettre de côté son ego.
L’un des postulats des Beatles était de ne pas intégrer d’overdubs. Mais quelle idée ont eu alors John Lennon, George Harrison et Ringo Starr de confier la post-production à Phil Spector ! Celui-ci a naturellement appliqué à certains morceaux son fameux « mur de son » se traduisant concrètement par l’ajout d’un véritable orchestre symphonique, en contradiction totale avec l’esprit initial du projet. Et Paul McCartney ? Même pas consulté ! Horrifié, il prendra son mal en patience jusqu’en 2003 où il publiera une version « déspectorisée » de l’album, Let It Be… Naked. Si l’on peut regretter les chœurs et les cordes de « Across the Universe » et préférer la version initiale du morceau, « Let It Be » se rafraîchit un peu et « The Long and Winding Road » redevient la magnifique ballade rock toute en simplicité qu’elle était avant que Spector n’y ajoute ses arrangements pompeux. Au passage, le blues-rock « Don’t Let Down » est réintégré (quelle mouche avait piqué Spector de le supprimer ?) et les inutiles intermèdes « Maggie Mae » et « Dig It » sont supprimés pour faire bonne mesure.
A une époque où le rock progressif est en train de naître, les Beatles sont pour la première fois dépassés. Ils ne réinventent pas la musique dite « populaire » comme ils l’avaient fait auparavant mais se vautrent dedans pour lui rendre hommage tout en l’utilisant pour faire s’embraser leurs ultimes étincelles de créativité. Quoique les indices patents se multiplient pour donner l’impression d’un élan commun (enregistrement live, rock’n’roll, bœufs, paroles de studio…), ce sont les signaux faibles qui sont les plus parlants (morceaux personnels, présence d’un musicien additionnel, aliénation de la production…) : l’unité a été créée ici au forceps et c’est en solo que chacun est voué à s’épanouir désormais. Le « retour aux sources » donne un arrière-goût de déjà-vu mêlé de renaissance.