Storm
Il est des albums grandioses, de ceux qui vous pénètrent, vous mettent à nu et vous font imploser. Ils sont comme des bombes silencieuses, qui n'annoncent pas leur couleur et, sans que ne le...
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le 8 juin 2013
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On a tous déjà rêvé, un jour, d’atteindre un objectif presque irréalisable, qu’il s’agisse d’un accomplissement personnel ou d’un défi brut. Tellement ambitieux qu’on finit par s’auto-persuader que c’est impensable, hors de portée. Pourtant, la seule manière d’approcher cette réalité, c’est de l’imaginer sans douter, sans se convaincre de son impossibilité et de se battre corps et âme.
Aujourd’hui, je vais vous parler d’un album grâce auquel j’ai entrevu ces rêves. Un album de post-rock, vaste, libre, sans barrières, qui échappe aux formats classiques pour mieux parler à l’âme. Une œuvre porteuse d’espoir, une lumière fragile dans le brouillard, mais aussi un cri, une révolte. Une violence sourde, une agressivité presque spirituelle, comme si chaque note voulait arracher quelque chose au monde. Il y a là-dedans des émotions brutes, sans filtre : la mélancolie ou la nostalgie, la rage et la paranoïa. Cet album expose à nu le pire comme le meilleur de l’humanité, les ténèbres autant que la lumière en nous, autour de nous. C’est une œuvre profondément humaine, viscérale, qui, derrière sa beauté, délivre aussi une critique sociale implicite. Elle nous tend un miroir, et ce qu’on y voit peut autant bouleverser que déranger. Chacun peut s’en faire sa propre histoire, voici la mienne.
Lift Your Skinny Fists Like Antennas to Heaven!
Tempestas Revelata
La première note résonne, pure, nettoyée de toute impureté. Elle avance avec douceur et clarté, puis gagne en intensité, en lumière. J’ouvre les yeux lentement. Mon cœur cogne dans ma tête, tandis que des violons envahissent mon être entier. Tout commence quelque part. Pour moi, ça a été comme une incision : la basse et la trompette se sont élancées, offrant à la batterie le signal pour frapper… d’un coup de baguette magique. Et là, j’ai perdu pied.
Je n’étais pas prêt pour ce voyage, je n’avais rien demandé. Et pourtant, je m’envole, droit vers les nuages. Le temps s’arrête, c’est doux. La musique se calme. Je referme les yeux. Mes doigts essaient de se relâcher complètement, mais la guitare, elle, commence à assombrir l’horizon. Le vent se lève, il m’emporte dans tous les sens. Il s’intensifie, longtemps, jusqu’à laisser place à un grondement strident. Quelque chose va exploser… Je ressens toute la colère du monde, la tristesse des siècles passés, l’angoisse d’un futur apocalyptique. Chaque son me transperce, m’écrase, et je m’abats de tout mon poids sur une Terre noircie par le temps et par les hommes.
Je suis là, face contre terre. La pluie cesse. Les instruments me laissent enfin respirer. J’entends alors la voix d’une femme, prévenant les passants devant un AM/PM de faire attention aux sans-abri, ceux qui proposent de laver les vitres ou de rendre un service pour pouvoir manger. Ces gens-là, on les chasse pour ne pas déranger la clientèle. L’humain s’est tellement aseptisé qu’il n’a plus aucune trace d’empathie.
Puis viennent des voix d’hommes, distordues, presque irréelles. Un piano surgit, lentement, note après note, avec une mélancolie glacée. Une douche froide. Un retour brutal à la réalité du monde. Je fuis et tout s’éloigne, mais rien ne m’échappe.
Clamor Mortalis
Des lumières m’aveuglent. J’arrête de fuir. Je suis comme aveuglé par l’immensité de la scène, un paysage pollué, saturé de mécanismes humains. Partout, des véhicules se croisent, se confondent, vomissent des tonnes et des tonnes de fumée dans l’air. Puis, devant moi, un paysage aquatique. Lentement, terriblement lentement, un paquebot gigantesque émerge, si grand qu’il dépasse les nuages, encore noirs de suie. Il s’arrête et la scène est monumentale, écrasante. Mais moi, je suis figé. Incapable de bouger, même d’un centimètre.
Soudain, le commandant annonce une pause aux passagers. Ce qui en sort, ce sont des âmes, froides et mystérieuses. Elles me traversent. Je m’évanouis.
J’entends alors une voix de femme. Elle prêche le divin, parle d’un voyage vers Dieu, d’élévation, d’épreuves à surmonter. Mais en écho à cette voix, les violons pleurent, tremblants, accompagnés d’une guitare qui joue une mélodie, encore et encore. Inlassablement. Ils nous avertissent de notre place d’être mortels. Que tout espoir est vain. Rien n’y fera, il faut s’en sortir seul. Et la première épreuve, c’est de pouvoir bouger par soi-même.
La voix s’éloigne. Impossible d’ouvrir les yeux, impossible d’ouvrir la bouche. Je ne peux qu’écouter, je ne peux que ressentir. Ce que j’entends, d’un coup, c’est une guitare plutôt inquiétante qui cherche à me happer, à m’immerger. Derrière elle, un son strident veut m’engloutir, me paralyser. Je ne peux qu’affronter mon destin de mortel. Mes peurs les plus noires, mes sentiments les plus enfouis. Ils se dressent devant moi, énormes, infranchissables. Ils s’approchent, inlassablement en voulant m’écraser.
Et puis, dans un élan de fureur, la batterie percute mes oreilles. Ma bouche s’ouvre alors. C’est mon seul moyen. Mon seul moyen d’affronter ce mur immense, dressé là, devant moi. Peut-être que mes idéaux, le bonheur, la clé de mes objectifs sont derrière… Peut-être. Alors je crie ; doucement d’abord. La guitare m’accompagne. Et puis, on crie, on crie. Je crie, je crie, je crie, je crie. Le mur se brise, je me libère un peu. Un autre surgit, je continue. Mes cordes vocales brûlent. J’ai mal.
À bout de souffle, une basse résonne. Claire, limpide, puissante. Elle m’encourage, rageuse et profonde, à continuer inlassablement, jusqu’à l’épuisement total. Tout s’accélère. Les éléments, les sons, les pensées. Mon corps se compresse. Je vais exploser de l’intérieur. Et alors je les sens… mes liens. Ce sont eux. Juste là. À portée. Si proches. Je peux les toucher. J’ouvre les yeux.
C’est complètement noir.
Je crie, je bouge la tête. Je crie, j’ai mal et je bouge une jambe, puis l’autre. Je cours et je ne m’arrête plus. Tout s’accentue. La batterie atteint son sommet et mes jambes s’effondrent dans le même rythme. Et de tout mon poids, je tombe dans le vide. Je tombe et je crie… puis plus rien.
Le néant complet. Je suis là, au plus profond de moi-même. Les minutes deviennent des heures. Seul un son métallique, strident, me caresse les oreilles. Je suis face à mon inconscient. Mes idéaux, mes objectifs sont là. Tout près, je le sens. Il faut que je les atteigne. J’en ai besoin, pour me sentir vivant.
Mais tout s’arrête.
Insula Oblita
Épuisé, je me retrouve à la lisière d’une plage. Un homme me parle du passé, on ressent la nostalgie, je ressens sa nostalgie. Il s’appelle Murray Ostril, ce monsieur a des souvenirs pleins la tête, des souvenirs d’une île, Coney Island, à New York. C’est attendrissant et réconfortant. Il explique qu’autrefois, quand il était jeune, les gens dormaient sur la plage, mais l’île n’est plus, plus de havre de paix, plus personne ne se déplace pour aller là-bas, tout s’est effacé dans la mélancolie, dans la monotonie d’aujourd’hui, dans l’oubli.
L’homme s’en va dans le brouillard du matin, je ne distingue plus qu’une silhouette, puis une guitare, elle aussi mélancolique, elle aussi triste, prend le pas sur le paysage. Le décor est déchiré par le temps, esseulé par les humains, pressé par leurs obligations, incompatible avec la beauté dans sa simplicité. Je me mets à marcher au bord de l’eau, le vent fait des va-et-vient, glisse entre mes doigts, longe les lisières de ma peau avec douceur, mais l’odeur puante des voitures, là-bas, aux abords, me sort de mes pensées. Les instruments se mettent à crier, petit à petit, les guitares à gémir, la douleur monte, dans un brasier progressif, dans une tension qui ne cesse de s’accroître. La batterie, elle, est turbulente, chaque coup est un marteau dans le cœur, une piqûre dans la chair, et dans cette cacophonie je m’imagine les gens sur le rivage, mais tout se confond, les souvenirs se mélangent aux voitures, à la pollution sonore, à l’agitation. Je veux courir à nouveau, je veux fuir, je veux résister à ce présent qui m’étrangle.
Et soudain, la guitare prend encore plus de place, elle s’accélère dans une spirale de mélancolie et de bruit, elle crie de douleur, elle crie d’impuissance. Mais je m’arrête, tout se calme, je vois un chemin éclairé par un fin rayon de soleil, alors je le prends. Les instruments me murmurent d’avancer, tous ensemble, d’aller plus loin. Tout devient nostalgique, tout devient lucide. Je sais où je vais. Je me dirige vers le meilleur endroit. La batterie s’arrête. Et là, au-delà de la brume, une île. Une belle île oubliée, merveilleuse en apparence. La batterie revient, le violon l’accompagne, tout est parfait, les sons, les odeurs, le paysage, les oiseaux.
Je mets mes pieds dans l’eau, puis mes jambes, mon corps, mes bras se balancent, lentement. J’ai devant moi le lieu idyllique, l’île est là, tout m’indique que j’arrive. La guitare et la batterie s’élèvent encore, je pose un genou à terre, je repense à mes problèmes, si insignifiants en apparence, à la mort, à la vie, à la création. Je prends du sable dans la main, je m’allonge, je ferme les yeux. Mon cœur tape encore trop fort mais je réussis et m’endors. Heureux.
L’espoir et l’optimisme étaient tellement présents.
C’était merveilleux.
C’était solaire.
C’est ce que je veux maintenant.
Ex Tenebris Meis
À moitié endormi, j’entends un homme jouer une sorte de folk au ton léger, presque amusé, figé dans un autre temps. Je suis emporté dans le passé, dans mon propre passé. Ce personnage devient un guide inattendu, il m’ouvre les portes de mes souvenirs d’enfance. Le processus est long, lent, doux. Un clavier joue une harmonie qui ressemble à une berceuse, pendant que défilent devant moi des flashbacks de cette version de moi insouciante, aventureuse, pleine d’énergie à revendre.
Puis tout devient clair. Nous chantions Le Roi Dagobert, Coco le petit singe, des petites chansonnettes en somme. Ce sont des souvenirs calmes, paisibles, des souvenirs simples de ma jeunesse. Je nage dans une vague de sérénité, d’acceptation. Tout est parfait. Tout est à sa place.
Puis les instruments m’arrachent sans me prévenir, de ce rêve, tous en même temps. Mes yeux s’ouvrent, brutalement. Très rapidement, tout me revient… les flashbacks, les bons comme les mauvais, les images, les mots, tous les visages, les instants. Tout défile, comme quand on croit qu’on va mourir… mais je me sens plus vivant que jamais.
Je prends le temps de contempler le paysage, toujours bercé de belles couleurs, une palette infinie de nuances chaleureuses. Les instruments planent eux aussi, loin, très loin, au-dessus de moi. Et puis, en crescendo, la batterie et la guitare se lancent dans un roulement magnifique, entraînant, presque céleste. Je m’élève, puis avec enthousiasme je serre les poings, je repense à mes problèmes, à mes tristesses, à toute la colère accumulée. Je vois que je n’ai plus de chaînes. Je peux vivre librement. Alors je regarde mes obstacles en face, tous autant qu’ils sont, et je les accepte. Je suis plus fort désormais.
Tout se calme. Je ferme les yeux. J’entends des sons angéliques traverser mes oreilles, traverser mon être. Et comme pour les rejoindre, je lève mes poings vers le ciel. Une larme coule. Elle s’envole. Elle s’élève, elle aussi.
La musique s’arrête... Je suis libre.
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le 9 avr. 2025
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