Storm
Il est des albums grandioses, de ceux qui vous pénètrent, vous mettent à nu et vous font imploser. Ils sont comme des bombes silencieuses, qui n'annoncent pas leur couleur et, sans que ne le...
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le 8 juin 2013
56 j'aime
11
Lift Your Skinny Fits Like Antennas To Heaven* est un album aussi grandiose qu’insaisissable. Ses quatre blocs se dissolvent sous vos doigts dès que vous essayez d’en faire une unité, mais indubitablement, vous sentez qu’ils renferment la même essence de sublimité.
Godspeed You! Black Emperor nous fait passer de la joie la plus pure à la noirceur la plus angoissante, de l’innocence à la désillusion, de la vie à la mort. L’univers entier nous est donné à contempler, avec des sursauts d’émerveillement devant les miracles de la nature, mais aussi des plages de dépressions face à la vanité de que l’Homme a construite et qui finit toujours par ne devenir que poussière.
Sans avoir à le dire, en effet, le groupe nous embarque dans les non-lieux d’une société capitaliste qui court à sa perte : champs de sables pétrolifères, grandes surfaces déshumanisées, strates abandonnées des zones périurbaines, recoins cataclysmiques d’une ville industrielle en déshérence.
Anticapitalistes, ils le sont viscéralement. Mais ils savent déceler une beauté indomptable dans la laideur contingente qui nous entoure. Le rôle de l’artiste est de cristalliser, de donner à voir autrement, de transcender.
Cela se passe de voix. Les images vous sont données par les trames sonores, faites de bourdonnements et de trémolos, où viennent s’insérer des mélodies d’instruments coulants comme le violon ou la guitare électrique saturée, et d’autres discontinus comme le xylophone ou la basse. Chaque instrument crée sa propre impression et leur synthèse fournit les couleurs et le relief des paysages allégoriques.
Cette idéalité du signifié va de pair avec une matérialité du signifiant. Le chaos ambiant est mis en exergue par des plages d’attente, solitaires et nues, sur lesquelles ce qui nous est donné à entendre n’est autre que le son lui-même. Celui-ci pourrait s’étendre à l’infini. Le groupe ne fait que l’enfermer dans son bocal.
Ces moments où la musique devient bruit ne durent jamais très longtemps car l’Humain détient cette aspiration à donner un sens métaphysique, théologique ou artistique aux horreurs qu’il a abandonnées. Le pianiste joue sur le champ de guerre, plaquant chaque accord comme si c’était le dernier.
Toute l’histoire nous est contée, de la mystique des civilisations antiques jusqu’à l’exode fantasmé vers une autre planète. Mais s’il doit y avoir un salut, au fond, il ne peut être que présent et terrestre. Les dérives du passé doivent être acceptées comme l’inéluctable. « Aimons nos monstres », disait Bruno Latour.
Il n’est donc plus question de dompter une extériorité spatiale devenue étouffante mais de l’apprivoiser. On peut alors chercher l’extase intériorisée, refoulée. La batterie scande ces moments où, palier après palier, on parvient à s’élever jusqu’à la plénitude. Un sermon n’atteint profondément que celui qui le prononce : l’autre est là en observateur ou en contempteur, ne croit pas à ces mirages.
Il s’agit de se débarrasser des aliénations mensongère que représentent la religion et la publicité, mais aussi du danger de ses propres souvenirs. Peu importe ce qu’était Coney Island hier. Si elle est devenue ce lieu d’épouvante et qu’on ne peut y demeurer de façon détachée, il faut fuir, pour préserver sa santé.
Fût-il présage de tempête, le tourbillon du printemps apparaîtra toujours moins hostile que le vrombissement des drones. Il faut rester en contact avec ce qui préexistait à l’anthropocène : le cor vous l’ordonne. D’autant que des enfants naissent tous les jours puis grandissent, s’aliènent eux aussi dans leurs chants.
Le double combat de l’Homme contre lui-même et de l’Homme contre la Terre doit trouver une issue apaisée. Godspeed You! Black Emperor ne nous fournit pas de solution miracle mais nous donne à voir l’étendue du problème dans ce qu’il a de complexe, d’historique, de tragique et d’incompréhensible.
Une fuite en avant est nécessaire pour continuer d’espérer, de s’émerveiller, et de se dire qu’un jour une lueur étincelait.
*Ne commencez jamais une phrase à l'oral par ce titre, les gens vous prendront pour un fou.
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Créée
le 9 déc. 2018
Critique lue 293 fois
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