Limen
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Limen

Album de KMRU et Aho Ssan (2022)

Quelque part là où dansent les feux follets et s’embrasent nos frêles destinés

De la surface huileuse de l’horizon, une matière noire s’est longuement épanchée. Difforme et bourdonnante, visqueuse, miasmatique. Excroissance fumante qui oscille de toute part, immerge et assomme quiconque ose y gouter. Mais de la matrice sombre d’un monde-clos luit aussi la lumière des ères perdus, la mélodie limpide d’airs éperdus que portent, fous et écumants, des êtres creux aux regards d’enfants.


Avec Limen, le néant semble réinventé à la partition de deux auteurs qui puisent leur folle puissance créatrice dans l’ombre de leurs racines, de leurs songes et de leurs anxiétés. Limen est un album ambivalent, rampant et éternellement voué aux émotions : un feu sacré mais destructeur y lèche les affres et tourments d’une vie humaine plongée dans le chaos de l’industrie, du marché désincarné, des civilisations et des destins violement fracturés.


Si l’interprétation lyrique d’une telle œuvre est presque infinie, tant ce type de musique est évocatrice de subjectivité, c’est à travers le principe éminemment mystique de dualité que KMRU et Aho Ssan ont puisé leurs forces pour conjuguer leurs arts respectifs des sons électroniques, sculptant d’une glaise bruitiste et informe un pur bloc de silice éclatante.


L’ambient moite et spectrale comme les nuits d’été du kenyan KMRU s’entremêle aux fracas noise et aux obsolescences stéréoscopiques saturées à l’extrême, mouvantes à outrance, du jeune français Aho Ssan - qui avait déjà frappé si fort avec Simulacrum. Terres sèches et cœurs écumants s’unissent dans cette relecture de nos destins fébriles, denses et abstraits comme les partitions de Limen.


Composé de trois pièces, l’album s’ouvre presque comme une symphonie de la confusion sur les crépitements tenus de Resurgence, avant d’honorer son titre et d’infiltrer progressivement une pluie de synthés démiurgiques dans un ensemble fragmenté et frappé d’obsolescence émotionnelle, victime de mille ruines psychiques, comme dévasté par une profonde tempête de l’âme. Le magma noir sort de l’Homme, en dix minutes à l’émotion croissante.


Avec Rebirth, plus courte mais non moins grandiose, l’ampleur cinématographique de Aho Ssan et la partition céleste de KMRU s’unissent pour faire paraître l’écho des anges. Comme un phœnix renaissant d’une fureur passée, Rebirth manipule la saturation et les éclats acoustiques pour créer un pont vertigineux entre ses deux figures matricielles.


Après le grondement plastique du père avec Resurgence, place aux litanies sporadiques de la mère avec Ruined Abstractions. La première face de ce morceau-fleuve est Yin : obscurité fractale, froideur nocturne, stridulations atonales, élucubrations mécaniques et latentes. Comme un podzol surgissant d’un amas numérique, un essaim de sialis obscurcie peu à peu les cieux. Après un moment de perte dans des limbes réverbérées apparaît alors le Yang, astre lumineux aux assauts élancés et noueux. En braises brûlantes soutenues par des linteaux de basses, les abstractions informes s’unissent finalement ensemble, Ying et Yang s’entremêlent, la binarité primordiale est parachevée.


Ombre et lumières se sont acharnées sur ce Limen tempétueux comme l’est son fabuleux artwork. Créé et structuré avec un sens inné de l’avant-gardisme, cet album est un magique entrelacs d’angoisses expulsées dans une esthétique de la distorsion toujours pondérée, rampante, délicate. Duel et finalement Un, comme le sont KMRU et Aho Ssan, poussés et transcendés par leurs propos.


Fébrile comme un brasier millénaire, Limen est, comme son titre l’indique, au seuil des éléments, des formes et des émotions. Quelque part là où dansent les feux follets et s’embrasent nos frêles destinés.

FlorianSanfilippo
9

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le 10 mai 2022

Critique lue 24 fois

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