Satan l'a eu mauvaise sur ce coup-là.
Mettez-vous à sa place. Le vieux bouc n'apprécie guère qu'une âme lui file entre les pattes — surtout s'il s'estime en droit d'élever quelque prétention à son sujet. Personne ne désire être privé de dessert après avoir longuement salivé devant le rayon pâtisserie le plus goûtu de la décennie.
Sans compter qu'il n'a rien vu venir, le père Satan. Son business tournait à plein régime, le dossier Manson venait d'être bouclé (un franc succès), les défunts arrivaient par wagons entiers depuis le Vietnam... Tout allait pour le mieux dans la maison du diable. Et voilà qu'un type se pointe pour le mettre de mauvais poil.
Un certain Furnier, Vincent de son prénom. Fils de prédicateur, du genre introverti, éduqué à la dure dans le respect du dogme méthodiste, qui entreprend de créer un énième groupe de rock afin d'élargir son horizon personnel au-delà des messes dominicales et de l'anonymat estudiantin. Jusque-là, rien de fulgurant. Toutefois, le jeune Furnier fait preuve de compétences intéressantes. Il se déguise en créature démoniaque, arbore un maquillage arachnophile, explique à la cantonade qu'il est la réincarnation d'une sorcière ayant commerce avec le malin. Et décapite des poupées à la hache pendant ses prestations scéniques. Bref, le gars vire obscur.
La suite confirme ces débuts prometteurs. Outre les nombreux accessoires dont il aime à s'entourer sur scène (guillotine, chaise électrique, boa constrictor, etc.), le garçon manifeste un goût prononcé pour les substances addictives (notamment l'alcool). Les choses se présentaient bien. C'était du tout cuit — une proie facile avec un retour sur investissement à faire pâlir la concurrence. Satan pouvait se frotter les sabots. La messe était dite. Or, contre toute attente, le gars Vincent se tire d'affaire. Triomphe de ses addictions et de ses démons, devient gentil golfeur, bon père de famille... et enfile des pantalons blancs. Incroyable ! Un camouflet. Un doigt d'honneur au pacte que le vieux bouc avait prévu pour le blanc-bec. Il ruminait encore sa déconvenue la dernière fois que je l'ai croisé.
On était là, tous les deux, à discuter le coup au coin de la rue — bien que, en règle générale, j'évite de m'éterniser avec Satan. Nous parlions des développements récents du genre musical qu'il affectionne par-dessus tout (le metal) et il essayait de me convaincre de la pertinence du shock rock groenlandais (un sous-genre du glam metal inuit), quand, au détour d'une phrase, j'évoque, du bout des lèvres, le nom d'Alice Cooper. Aussitôt le vieux s'enflamme, il fulmine, devient furax : « Fous-moi la paix avec ton Furnier ! », m'exhorte-t-il. « Explique à tout le monde que c'est un imposteur ! Un misérable bonimenteur, un colporteur de fausses promesses ! ». Et puis : « Dézingue-moi ce bouffon ! », qu'il balance d'un coup en agitant sa fourche.
J'ai dit non.
Pas touche au Coop. La mauvaise foi de Satan est sans limite. L'un des intérêts du personnage d'Alice Cooper est justement de n'avoir jamais cherché à se faire passer pour ce qu'il n'est pas. Contrairement aux boutes-en-train du black metal norvégien, qui ne sauraient se réclamer de lui qu'au prix d'un évident contresens, le Coop a toujours officié dans le registre du second degré et de la grand-guignolerie assumée. Pas de baratin chez lui, ni cet esprit de sérieux qui plombe parfois ses descendants plus ou moins légitimes. Même la grandiloquence de certains titres est à prendre en tant que farce. Un aspect que Satan ne digère pas... Le vieux s'imagine avoir le monopole de la distanciation ironique à l'égard du mal. En ce sens, l'argument du miroir tendu par la musique d'Alice à la violence de nos sociétés semble très juste, mais cette tonalité critique est solidaire d'un humour noir constamment réitéré.
D'ailleurs, la moustache savante, Frank Zappa, qui était loin d'être le dernier de la classe en matière de déconne, n'a pas eu à pousser beaucoup la bande de déjantés du groupe original pour qu'ils enregistrent sous sa houlette leurs deux premiers albums dans un mélange de démence collective et de rigolade intégrale (Pretties For You en 69 et Easy Action en 70). Le résultat, quoique inégal, n'est pas dénué d'intérêt et rappelle les facéties des Mothers Of Invention de la moustache susmentionnée. Mais l'aventure ne commence vraiment qu'avec ce Love It To Death, en janvier 71. Le disque est une réussite totale. Comme si le Alice Cooper band avait trouvé son style, son esthétique et son inspiration, en un seul lâcher de décibels. À partir de là, tout ira très vite. Ils publieront Killer la même année, et, au final, pas moins de 5 disques majeurs de l'histoire du rock en seulement 3 ans.
Chaque titre de l'album est un classique. Du glam metal avant l'heure, pas si éloigné de ce que feront T-Rex et Bowie peu de temps après, ou même les New York Dolls dans une veine pré-punk. Le premier et le troisième morceaux, « Caught In A Dream » et « Long Way To Go », sont du rock 'n' roll pur jus, des décharges nerveuses dotées de riffs aussi simples qu'efficaces. Le deuxième, « I'm Eighteen », rivalise sans problème avec le « 1969 » des Stooges pour le titre de meilleure chanson rock sur le thème du glandouillage adolescent. La face A s'achève par le monumental « Black Juju » et son zeste d'expérimentation. Quant à la face B, elle enquille cinq titres infernaux, qui secouent méchamment leur mémé, sans la laisser retomber, avec des incursions dans le prog mélodique (« Second Coming », « Ballad Of Dwight Fry »), et une conclusion hilare braillée à tue-tête (« Sun Arise »). Irrésistible.
Comment ne pas avoir envie de se planter un crucifix dans le bas-ventre en proférant les pires insanités jamais entendues depuis que l'humanité sait faire des phrases ?
Les murs de l'enfer en tremblent encore. Le diable avait trouvé son prophète. Du moins le croyait-il, en entendant le Coop chanter comme un possédé ses chansons pleines de maléfice et de malice. Mais ce qui frappe avant tout à l'écoute de cet album impressionnant, c'est la très forte cohésion du groupe (Bob Ezrin, le producteur, n'y est pas étranger). La pochette indique clairement les choses : non pas une photo du personnage d'Alice Cooper, mais un cliché du groupe lui-même. Uni, serré, soudé, formant une entité organique composée de cinq têtes rassemblées en un seul être polymorphe. Tératologie rock 'n' roll. Hydre musicale. Le beau monstre, pourtant, ne durera pas. Les têtes tomberont. Sauf une, celle d'Alice.
Satan tenait sa revanche.
Tout groupe de rock incarne une utopie sociale — comme une société idéale en miniature où convergeraient les intérêts communs et individuels. Mais son unité demeure précaire. Le Alice Cooper band n'échappe pas à cette règle. Tout finit par tourner en eau de boudin. En débutant une carrière solo (après Muscle of Love), Alice ruinera l'utopie des premiers temps, pour le meilleur et... le moins bon. Bien sûr, il y avait une vraie légitimité dans sa démarche et il cherchera à recréer autour de lui l'émulation que seul un groupe pouvait offrir (comme le fera Ozzy Osbourne après Black Sabbath). Mais, en dehors de quelques retrouvailles occasionnelles, le « groupe Alice Cooper » sera définitivement mort et enterré.
À défaut d'avoir la peau d'Alice Cooper, le diable aura gagné l'âme de son groupe.
Méfiez-vous de Satan. C'est un revanchard.