Mesurer l'importance de Loveless, second et dernier album de My Bloody Valentine, n'aurait pas de sens. Il intervenait à une époque où le genre shoegazing n'était plus réellement à l'état de vague projet musical, d'idée un peu saugrenue de faire dégobiller jusqu'à l'épuisement les guitares de créateurs de son un peu fous. Cependant l'essentiel était là, associer mélodies pop à un vacarme sonique entre poésie pure et état mystique : tout comme on écoute les albums de The Jesus and Mary Chain pour repousser nos propres limites, celles de l'acceptable, avant de tourner de l'œil et de voir notre âme s'unir directement à Dieu casque aux oreilles.
Kevin Shields, grand gourou perfectionniste est l'auteur, avec ses ami(e)s, de cette anomalie sonore dont la promotion fut animée par une série de concerts où le groupe repoussait les limites en poussant le son à un volume rarement atteint. Kevin Shields fut presque taxé de criminel par un journaliste anglosaxon qui n'avait visiblement pas digéré les décibels. L'exemple le plus pertinent de ce voyage délicieux à la frontière du fantastique, c'est To Here Knows Where et ses nappes vibrantes, distordues et à un volume différent, sorties d'absolument nulle part, son vrombissement continue en sourdine. Tout Loveless est là, même sa batterie répétitive qui tourne à plein régime grâce à la magie de l'électronique. Le titre est effrayant et sublime, sorti de l'esprit divin d'un garçon qui aura bossé deux ans sur l'album et poussé le label pas loin de la banqueroute.
Cet ensemble de morceaux redoutables mais inégaux (c'est quoi ce When You Sleep ?) est une date dans l'histoire de la musique moderne. Psychocandy était déjà sorti depuis un bon moment, mais l'éclate sonore est ici bien différente. The Jesus and Mary Chain appliquait à ses morceaux d'élégance pop un ravalement de façade perturbant tandis que My Bloody Valentine cherche ici à atteindre un tout nouveau son sans pour autant étaler les crissements et les effets de saturation jusqu'à l'extrême, un dispositif en forme de signature artistique des Jesus and Mary Chain parfaitement louable au demeurant. Nul besoin de faire des pauses clopes entre trois morceaux pour souffler, Loveless s'écoute d'une seule traite comme un bon vieux disque des Beatles. Sans doute parce qu'il est entêtant, semble identique à chaque morceau. Mais non. Le disque, dans son état le plus extatique, dans son approche la plus démentielle de la recherche sonore, est un long voyage où l'on voguerait sur des eaux aux couleurs pas très claires (qu'est-ce qu'elle raconte au juste, la chanteuse ?) mais qui nous évoqueraient de beaux souvenirs, des choses qu'on ne connait pas forcément mais qui nous rapprochent car le Gourou sait parler aux rêveurs, aux amateurs de substances, de textures.
Le choc des premières notes de Come in Alone est à ce stade immense : le fracas tordu développé par les six cordes de Kevin Shields sont assourdissantes, étouffantes. Rayonnantes. Qui avait déjà entendu ça de par le passé ? La relève des joueurs de Métal tous plus nuls les uns que les autres n'arrivera jamais à reproduire ce son volontairement imparfait, trace de cambouis (qu'on ne veut surtout pas faire partir) sur une armada de baffles. La beauté même de ce disque, imparfait mais tellement parfait dans ses illusions, c'est sa douleur, son basculement vers l'irréel (on pense à Sometimes ou Blown a Wish) depuis un univers d'abord ordinaire (l'effarante entrée avec un Only Shallow bien rock), côtoyant le cauchemar (Touched), la douce rêverie matinée de pop musique (Soon). Avec ces éléments en main on est à peu près sûrs d'une chose : Loveless est une chimère.