Et j'ai vu quelques fois ce que l'Homme a cru voir !

Unique triple album de l'homme qui a crée le premier double album de l'histoire de la Chanson française, sa raison d'être est assez représentative de l'état d'esprit de Léo Ferré dans les années 80, et ce jusqu'au début des années 90. C'est simple : un journaliste lui a dit qu'il commençait à se faire vieux (il bosse dans le milieu depuis la fin des années 40...). Léo l'a mal prit et il a décidé de réserver ses studios pendant 2 semaines, et d'y concevoir un triple album en mélangeant titres déjà achevés et chansons crées pour l'occasion. Histoire d'aller jusqu'au bout, on va même faire du mastodonte "Bateau Ivre" un poème symphonique. Yolo. C'est donc très représentatif de cette période du vieux Lion : une carrière se poursuivant dans le Défi, mais se retournant assez facilement vers le recyclage. Mais que l'on me comprenne bien, j'adore cet album.
Il s'ouvre sur une sacrée audace : Léo Ferré qui reprend une musique de Beethoven telle quelle pour y poser son propre texte. "Ludwig" est un hommage comme il en existe presque pas. La beauté pure, où la vie de Beethoven et de Léo s'emmêlent, où les mots deviennent des notes et vice-versa, où une véritable communication fantôme s'instaure au nom d'une fraternité d'artiste. Le chanteur semble ne jamais parler concrètement du sujet, et c'est seulement pour mettre en valeur le côté omniprésent et omnipotent du compositeur à la fois dans le monde musical et dans sa propre vie. Parce que tu étais seul au monde, et vaincu, et grinçant contre ce monde secouru par la Loi et par le Nombre... On est pas dans l'hymne bas de gamme, on est dans l'introspection lyrique (Beethoven est l'homme qui lui a donné envie de faire de la musique). La seule chose reprochable, c'est de dire que la seule invention de l'Homme est la Douleur. De 1 c'est faux, de 2 je croyais que c'était l'Anarchie ? ("Préface" du livre "Poètes vos papiers" ; tu croyais que je te grillerais pas hein c'est ça ?). "Ta source" met en avant une guitare souriante, un piano rêveur et un texte très amoureux. Un charmant moment émouvant, rappelant à nouveau à quel point les sources et la Femme sont liées dans son univers. "La Marge" est très emprunté à "Les chants de la fureur", dont est issus également "La mémoire et la mer" entre autres. Et c'est à la fois d'une simplicité confondante dans sa forme et d'une complexité délirante dans son fond : hymne aux Marginaux ? Déclaration d'amour à la mer et à ses remises en question ? Célébration du sexe ? Les trois à la fois. Triple lecture (même si c'est, de loin, celle sexuelle qui est le plus lisible). Dans les trois grilles, c'est un florilège de vers aussi mystérieux les uns que les autres, qui sentent la Bretagne et le salé. Quant à la musique, de nouveau axée sur la guitare et le piano, elle est très triste, très abrupte donc, mais incontestablement sensible. Un grand moment pour moi. Bon, "Un jean's ou deux" n'est pas vraiment dans la même optique. Y'a qu'à voir quand il la chantait sur scène, il a totalement conscience que le contraste avec d'autres de son répertoire est assez fracassant. C'est une bulle de champagne : plus léger, mais pas moins enivrant. C'est d'ailleurs rigolo de constater qu'il peut pas s'empêcher de foutre des chevaux dans sa chanson, même quand ils ont rien à y faire ^^
"La Voyeuse Visiteuse" est clairement le moment très dispensable du triple. Peut-être est-ce parce que je connaissais "Lorsque tu me liras" (musique) et "La Méthode" (paroles) avant. Mais, avec tout le respect que j'ai pour lui, je ne suis pas censé écrire ce genre de phrase, parce que cela s'appelle du coup du franc recyclage. D'autant plus que, dans ces deux cas, ils sont bien plus soignés que ce mix littéral de deux œuvres. Avantage tout de même : la transition c'était... pour passer à une déclaration d'amour à sa femme Christie. Bien pensé, lorsqu'on sait que la Voyeuse n'est autre que son ex, Madeleine. "Christie" est clairement très costaud. Les vers sont de nouveaux empruntés aux "Chants de la Fureur", c'est donc cool au niveau paroles. La musique est très belle, les cordes maîtrisées, bref c'est cool. Mais c'est vraiment trop long. D'autant plus que je suis pas fan lorsqu'il laisse traîner sa mélodie vocale de cette manière... Cependant, autant "Christie" est un très beau morceau car maîtrisé dans son débordement lyrique, autant "Je t'aime" est un potentiel tristement gâché. Le texte est beau, quoique peu attrayant par rapport à ses précédents, mais SURTOUT à quel moment c'était une bonne idée de le répéter EN ENTIER ? Sur une musique dégoulinante, avec des cordes maniées mollement ? Sur 7 minutes bien lentes ? C'est indigeste, tout simplement.
Moment fort du premier disque : "La Marge"
Moment faible du premier disque : "Je t'aime"


Le deuxième disque est beaucoup plus centré sur les percussions que son prédécesseur. "L'imaginaire" est, sans compter son Oratorio sur "La chanson du mal-aimé" et "Et Basta !", son titre le plus long. 19 minutes de pur délire idéologico-imaginaire. La description sociétale d'un rêve. Et je vous le dis franchement, comme ça vous serez prévenu : il est EX-TRE-ME-MENT inaccessible. Pour vous dire, au début je le trouvais vraiment insupportable, et j'en avais discuté avec un ancien musicien à lui (qui s'était reconverti en prof de collège, je saurai jamais comment il a attéri dans ce métier qui n'était visiblement pas du tout fait pour lui). Il m'a alors répondu : "ah c'est dommage, quand on comprend ce qu'il veut dire c'est grandiose !". J'ai donc persisté, et j'ai fini par accrocher. Je dis pas que je l'écouterais tous les matins, mais effectivement, une fois qu'on se force on mange bien. Surtout le passage sur sa semaine idéalisée, qui est un pur moment Rimbaldien à souhait. Et puis, quelle belle voix accompagnatrice ! Et quelle fin ! Les inscriptions ne seront plus que balnéaires... Ci-gît l'Imaginaire... Priez pour eux. "Les Ascenseurs Camarades", moment de fantasme, est un excellent morceau. Ça tape, ça tape, et puis ça monte en tension. C'est très érotique, et pourtant l'orchestration n'est pas vraiment typique de ce ressenti voulu.
"En faisant l'amour" repart dans les grandes lignées symphoniques. La musique est très gaie je trouve ! La soliste a une partition magnifique à chanter (comme pour tous les autres sur l'album global), les cordes sont très romantiques et la voix de Léo est particulièrement imprévisible. On peut lui reprocher d'être sage, mais c'est justement une petite bouffée d'air, qui ne demande qu'à être belle, après deux morceaux qui veulent être tout sauf beaux. Les paroles restent le principal intérêt ! Sauf "La Vendetta". Je trouve l'écriture de ce morceau beaucoup trop facile. L'énumération des définitions n'est absolument pas aussi classe et justifiée que celle de "La Mélancolie" par exemple ! Mais la musique, qui allie percussions et piano, avec un crescendo très suggestif, jusqu'à la diatribe finale qui donne des frissons, est parfaitement adaptée à son thème. Ça fait qu'on le retient tout de même comme un grand morceau, dont on pardonne les défauts. Donc une résolution à l'image de ce disque qui, avec 4 morceaux, a fait 4 morceaux complètement différents les uns les autres...
Moment fort du deuxième disque : "Les Ascenseurs Camarades"
Moment faible du deuxième disque : "La Vendetta"


Le troisième disque est celui où Léo se fait plaisir, et incontestablement mon préféré des trois. Il commence sur les chapeaux de roue : "Le Bateau Ivre", de Rimbaud, parfaitement. 13 minutes de déferlement symphonique sur un poème extrêmement important, avec en plus la transformation des 8 premiers vers en refrain. On ne pouvait que collectivement l'attendre au tournant. Et ça donne quoi ? Purement et simplement un des moments glorieux de la carrière entière du vieil anar. Je sais même pas quoi dire devant autant de grandeur, devant une si belle retranscription de l'état d'esprit excessif du jeune poète, devant une représentation aussi picturale que cinématographique (par voie orale en plus) et aussi fidèle au romantisme démesuré du poème original ! Pour moi c'est la confirmation définitive qu'il était et restera le meilleur dans le domaine de l'adaptation en musique des poèmes. Les 13 minutes sont justifiées par une orchestration totalement élégiaque et immersive (soliste au sommet, cordes magistrales, cuivres transperçant), constamment en mouvement et en adéquation avec les vers sublimés par ce traitement... S'il y a un morceau que vous devez écouter sur ce triple album, c'est vraiment celui-là. Surtout si vous avez du mal à lire le poème sur papier. "De toutes les couleurs" fait parti des textes de Léo que je n'ai jamais réussi à comprendre, alors que je le fouille de fond en comble depuis le collège. Pour celui-ci, je suis vaincu. Est-ce que ça le rend pour autant obsolète ? Bien sûr que non. Rarement un de ses textes n'aura paru autant venir d'ailleurs. Même si l'ensemble est incompréhensible, le vers est majestueux. La musique, autant c'est du pain perdu (la même que "Ecoute moi" et d'autres....), mais c'est remanié, et c'est la meilleure interprétation de cette mélodie. Surtout ce final, avec cette "MOOOORT" qui perdure tandis que la musique se meure exactement en même temps... Magnifique moment. Même si t'a rien capté.
"L'amour meurt" est... expérimental. Je vois pas trop comment le décrire autrement : refrain très présent, interrompu par une espèce de délire hyper ultra crypté (écriture automatique sans doute), sur 13 minutes. C'est LONG. Mais un charme inexplicable en ressort. Pas venant du refrain, que je trouve trop long pour son taux de répétition et surtout très inintéressant. C'est les moments de pure folie qui m'attire, sans doute parce que cela m'échappe tellement que je suis très intrigué par son processus, le lien entre les couplet et surtout par ses intentions. Et puis, quelle interprétation, quelle conviction génialement surjouée ! SUPER... GÉNIAL... TERRIBLE, VIEUX ! Saluons le travail de la soliste, qui prouve vraiment ici qu'elle sait tout faire. Fin du morceau : L'amour meurt... Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? ... Non, vraiment, c'est une expérience, qui est aussi inaccessible que "L'Imaginaire", sinon plus. Mais vous reviendrez l'écouter lui aussi, tellement c'est une énigme assez fascinante. L'album se termine pourtant d'une manière très classique, surtout comparé aux trois titres précédents : "La Sorgue", poème que Léo avait publié dans son recueil. Le poème est génial, et même si la musique n'a pour le coup rien de particulier, elle reste épanouissante. On finit simplement un disque très grandiloquent, qui manipule littéralement nos notions d'attachement à une oeuvre.
Moment fort du troisième disque : "Le Bateau Ivre"
Moment faible du troisième disque : "L'amour meurt"


En conclusion : comme tous les disques de Léo Ferré des années 80, c'est pas le top pour le découvrir. Car, vous l'aurez compris, c'est la période où il teste de tout et de n'importe quoi, de préférence avec beaucoup de violons, beaucoup de minutes et beaucoup d'auto-références. Mais, une fois que vous aurez accroché à sa période des débuts 70 (parce qu'il faut vraiment commencer par celle-là !), je vous conseille chaudement de vous tourner vers ce disque unique dans sa carrière. Il est super attachant, et possède des caractéristiques d'un être humain : très orgueilleux mais bourré de tendresse ; tantôt tempétueux tantôt très calme ; contradictoire avec lui-même ; à la fois ancré dans le Réel et dans le Rêve. Dans ce continent qu'est l'oeuvre de ce Monsieur, "Ludwig-L'Imaginaire-Le Bateau Ivre" serait certainement le Canada.

Billy98
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le 19 juin 2019

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