Damien Saez et moi, c’est une histoire d’amour – ou d’amitié – à sens unique. Une histoire d’amour sous-entend toutes ces choses : coups de cœur, coups de colère, instantanés de velours, désillusions, ruptures. Elle a commencé en ma prime adolescence et m’a longtemps suivi. Alors que je découvrais ses premiers albums – Jours étranges, God blesse, Debbie et le triple disque Paris-Varsovie-L’Alhambra – avant que ne sorte J’accuse, je chantais déjà comme un fou perdu chacun de ses chants, enfermé dans ma chambre de jeune con ; poussant des gueulantes contre l’amour, qui souvent m’écœurait, et contre ce monde sur lequel je me heurtais tel un papillon de nuit grésillant comme une ampoule sous les parois d’un abat-jour. Saez m‘éclairait. Il me faisait pleurer, parfois, me consolait : face à combien de mes « putains » Putains vous m’aurez plus m’a-t-il durci le cœur ?
Puis, le soir, je suis sorti de ma chambre. Alors que tournaient de bouches en bouches les premières bouteilles d’ivresses lycéennes, j’ai rencontré d’autres « saeziens » (comme on s’appelait alors entre « fans »). Ensemble, on imposait parfois, contre l’avis de la majorité, une ou plusieurs musiques de celui que l’on adorait et qui était tant détesté. Je me souviens d’une fois (mais je sais avec certitude qu’il y en a eu d’autres) où, n’ayant su convaincre ses plus farouches détracteurs, nous nous sommes éloignés dans le jardin, ivres d’alcool et de jeunesse, avons formé une ronde, mêlant nos bras et nos épaules, liant nos fronts aux fronts des autres, et avons chanté. Unis dans la musique que débitait timidement l’un de nos téléphones, nous avons chanté tous ensemble ces paroles que l’on avait bues tant de fois seuls, comme des assoiffés. Nous étions les plus « saeziens » de tous les « saeziens », et il me semblait alors que j’étais le plus pur d’entre eux.
Ces instants étaient magiques, nous nous sentions magnifiques. Nous l’étions peut-être. Et tandis qu’un vaste sentiment de bonheur et d’adoration nous submergeait, les autres disaient de nous que nous étions dépressifs. Tiens donc. Et pourquoi pas, après tout ? Celui souvent décrié comme étant un écorché vif avait sur nous, sur moi, plus d’influence que personne d’autre n’en aurait jamais. Je voyais le monde à travers le filtre de ses musiques, j’adoptais sa pensée. Et, parce qu’à cet âge là on veut refaire le monde, son désamour de la société, son anticapitalisme, sa poésie et moi étions sur la même longueur d’onde. Peut-être grâce à lui, je suis tombé amoureux. Du chant, de la poésie, de l’écriture. Et même si je ne chante plus beaucoup, qui sait celui que je serais aujourd’hui si la musique de Saez, au lieu de me taper dans le cœur, m’avait tapé sur les nerfs ?
D’autres albums sont venus. Ils ont traversé à mes côtés, fidèles compagnons, mes années de lycée : J’accuse, le triple album Messina puis, enfin, Miami, en 2013, quelques mois avant l’obtention de mon baccalauréat. Aussi sûrement que je connaissais chacune de la centaine de ses chansons sur le bout des doigts (dire par cœur serait plus juste), Saez ne m’a jamais déçu. Pas même avec son album Miami, dont le changement de style en a dérouté plus d’un. Quand j’obtenais en juillet 2013 mon baccalauréat, je croyais être, définitivement, le plus « saeziens » de tous les « saeziens ».
Lorsqu’en juin 2016, sortant d’un mutisme de trois années, Saez annonçait son nouveau projet, l’ambitieux Manifeste, il me semblait qu’une vie s’était écoulée depuis Miami. J’avais changé, j’avais grandi durant ces trois années et Saez s’était ineffablement effacé de ma vie. Je ne l’écoutais plus et, par lassitude, comme on oublie une relation que la mort de la passion a fini par tuer, je l’ai, peu à peu, oublié. C’est donc avec curiosité plus qu’avec enthousiasme que je suivais de loin l’évolution de ce nouveau projet auquel je n’adhérais pas : devenir « manifestant » moyennant soixante euros que je n’étais pas prêt à débourser parce que, d’une part, Saez restait flou quant au contenu concret du Manifeste et, d’autre part, je voulais éviter une possible et première déception.
Ma réticence à adhérer au Manifeste s’est avérée prophétique lorsqu’en décembre 2016 l’album Acte I Manifeste : L’Oiseau liberté & Prélude Acte II m’a profondément déçu. Est-ce parce que Saez promettait beaucoup avec ce projet artistique, allant jusqu’à parler de « Nouvel Art », qu’il définissait ainsi :
« De jour en jour, de culture en poésie, de papier en lumière, de tableaux en tableaux, de mots en mots, le Nouvel Art n'est pas un Art il est l'art des Arts, Artisanat de tous les Arts. Il n'est pas la viande bon marché, pas le mot désacralisé, il n'est pas la réalité, il est l'Art réalité. Poésie résistante. Le Nouvel Art est en mouvement, grammaire et conjugaison de toutes les Créations. Il commence en juillet pour se finir l'autre juillet. De l'été à l'été se dévoilera le Manifeste, comme une dentelle dénude la vérité humaine. » ?
Pour la première fois, j’ai trouvé Saez niais. Parce qu’il voulait rendre hommage aux victimes des attentats qui ont secoué la France en janvier et décembre 2015, Saez a tenté de mettre des mots (comme tant d’autres) sur l’innommable : il a donc écrit sur une pente glissante et quand je l’entendais chanter « Tous les gamins du monde charbon sur du papier / Dessineront toujours ton visage ô liberté » ou « Ils peuvent assassiner nos corps mais pas nos âmes / Le souffle du néant n’éteindra pas la flamme » (Tous les gamins du monde), je me disais que la foule hypocrite des quatre millions de personnes manifestant le 11 janvier 2015 en brandissant une pancarte « JE suis Charlie » aurait pu chanter la même chose ; et moi, la foule, je ne lui fais pas confiance. Comment peut-il écrire, me demandais-je, à l’heure où les libertés sont dangereusement menacées (et pas uniquement par l’intégrisme religieux) et méprisées au profit de la sécurité, que tous les gamins du monde dessineront toujours « ton visage ô liberté » ? De quel droit, me demandais-je encore, nommait-il « frères » les victimes du Bataclan (« Ces gens morts au combat d’avoir juste été frères », Mon Pays je t’écris), les réduisant à ce qu’ils n’étaient pas forcément, faisant fi de leurs individualités et de ce qui pouvait, malgré tout, les séparer ? Saez aurait pu chanter « Je suis Charlie » que ça ne m’aurait pas surpris. Outre le propos que je trouvais naïf (et ce même si cette naïveté était assumée), je trouvais pauvre cette guitare qui se voulait sobre, et inhabitées ces rimes que je jugeais faciles. Il en est allé de même pour l’ensemble de l’album, seul le thème La Lutte, uniquement instrumental, paru en dehors du disque à la même période, échappait à mon jugement négatif. Ainsi, ce que je préférais désormais chez Saez, c’était quand il se taisait.
Néanmoins, si tout n’est pas à sauver dans cet album, rien, dedans, n’est à jeter : si Saez n’avait pas fait cet album hommage-et-coup-de-gueule (contre la société française actuelle et ce que l’on pourrait nommer sa « déculturation » : « Reprend tes esprits triste peuple perdu / On fait pas des bouquins pour se torcher le cul »), je lui aurais sans doute reproché de ne pas être là où on l’attendait. Car où attendre l’auteur de Jeune et Con (Jours étranges, 1999) dont les paroles ont aujourd’hui une résonnance déconcertante, si ce n’est au tournant de la lutte pour la liberté et la connaissance ? : « On va bien s’amuser dans cet état d’urgence / Alors on va danser, faire semblant d’exister / Mais qui sait si on ferme les yeux, on vivra vieux ».
De celui qui refuse la télévision, de celui qui n’est pas rogné pour passer à la radio, de celui qui a quitté sa maison de disque pour devenir indépendant, de celui qui, en somme, ne fait pas le jeu du « show-biz », qu’attendre d’autre que les cris de rage d’une lutte qu’il mène depuis ses vingt-deux ans ? Damien Saez n’a pas la langue dans sa poche et ne l’aura probablement – et heureusement – jamais, comme le prouvent la totalité de ses albums et un événement qui, quelques semaines avant la sortie de L’Oiseau Liberté, l’a mis hors de lui. Suite à la divulgation du début de toutes les chansons de son album par Amazon, le chanteur a publié un texte (supprimé ultérieurement) sur les réseaux sociaux dans lequel il s’en prenait violemment au site marchand ainsi qu’à l’ensemble de la société de consommation. Si sa réaction paraît excessive, c’est justement parce que Saez pointe du doigt une chose qui nous paraît normal, à laquelle nous sommes habitués. Quoi de plus normal que d’écouter des extraits de chansons sur un site marchand ou des chansons entières sur des sites de streaming, sans penser au long travail des artistes qui peinent à être dignement rémunérés par ces plateformes intermédiaires ? « T’as sans doute plus l’habitude société, mais chez moi on ne crache pas sur l’art ». Appelant au boycott d’Amazon (« Je demande à tous ceux qui ont commandé leurs disques sur Amazon de se les faire rembourser sonnante »), Saez s’en est également pris (et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles je n’apprécie guère L’Oiseau Liberté) à tous ceux qui n’avaient pas adhéré au Manifeste, dans ce qui ressemblait à un pathétique délire égocentrique (« Si je crois les poètes ne sont plus de ce temps / Si je suis le dernier alors dis à quoi bon ? », Le dernier disque) : « Merci à tous ceux qui ont pris le Manifeste, […], que le monde des autres crève la bouche ouverte », « ceux qui, pauvres d’eux, n’avaient pas 60 euros à mettre… ».
Regrettant visiblement ce déversement de haine à l’encontre de ceux-là mêmes qu’il appellerait « mes frères » s’ils étaient morts assassinés, Saez lui-même et son projet artistique furent mis devant leurs nombreuses contradictions. Comment peut-il prétendre être du côté du pauvre, du travailleur, et insulter ainsi ceux qui n’avaient pas soixante euros à mettre dans son Manifeste obscur ? Comment peut-il sérieusement parler de résistance et fermer ainsi ses portes à ceux qui n’ont pas le sous ou qui, plus simplement, n’avaient pas envie d’y adhérer mais seraient peut-être curieux d’écouter ce que le poète a à leur dire ? Avec son Manifeste, nous sommes loin d’une conception d’une idée à partager, à propager, d’un appel à la résistance à murmurer à l’oreille des français. Paradoxalement, s’il est honorable de sa part d’exiger une rémunération digne de son travail et de ne pas le livrer en pâture au téléchargement illégal ou à l’écoute en streaming, interdire la diffusion de ses musiques sur l’internet réduit l’impact potentiel de son œuvre et paraît dénaturer ses propos sur la marchandisation de toutes choses (ou, du moins, soulève une problématique complexe) : il faut payer pour écouter un artiste anticapitaliste (pour qu’il puisse vivre) mais nous pouvons écouter gratuitement les artistes que le capitalisme produit.
Fin février 2017, précédant la sortie le 10 mars de son troisième triple album, Lulu, trois titres sortent sur le Manifeste et fuitent sur Youtube, pour le plus grand bonheur des « non-manifestants » ; trois titres qui ont rallumé en moi la flamme qui s’était éteinte avec le temps, promettant un album de qualité. Un Rue d’la soif jouissif, rock aux sonorités bretonnes et énergique, qui fout le punch, et un Château de Brume doux et mélancolique dans lequel la voix de Saez est simplement accompagnée d’un piano (« Dans mon château de brume / Juste en-dessous la lune / Je suis princesse parfois / Mais dis-moi princesse de quoi ? »), rappellent que ce que le chanteur sait faire de mieux, c’est encore de la musique, qu’elle soit rock ou acoustique, gueulante ou poétique.
Le premier disque de ce triple album, Mon Européenne, s’ouvre sur Guantánamo, une musique dans laquelle Saez chante, pour la première fois, en espagnol, ce qui confère à cette ode à la liberté des airs de chant révolutionnaire cubain. Le reste du disque s’inscrit dans une veine plus rock (du moins, si ce n’est dans sa musique, dans ses propos radicaux) où Saez déclame son humanisme (« Tu sais moi mon Européenne / Elle a pas vraiment de frontière / Son corps c’est la planète entière », « Je suis drapeau quand il est blanc »), s’attaque aux multinationales, à la guerre au Moyen-Orient (« Quand y’a du pétrole faut qu’ça tombe sur des pays pauvres, des gamins »), au racisme (« Faudra bien que tu te foutes dans l’crâne qu’Ahmed est un prénom français »), critique « l’humanisme à l’anglo-saxonne », « c*eux qui censurent les paires de seins pour mettre des guerres en direct* » dans le virulent Peuple manifestant, s’insurge contre la finance (« Il est plutôt vachement français / Du genre courtier costume banquier / Mon terroriste »), etc. Aucun travers de notre société consumériste n’échappe à Saez dans ce disque, sans doute l’un de ses plus pessimistes et de ses plus violents. On y entre d’ailleurs difficilement, peut-être parce que l’on veut fermer les yeux (pour vivre vieux ?) sur ce qu’il pointe du doigt, peut-être encore parce qu’il paraît constamment dans l’excès. Or – et c’est ce qui dérange – est-il vraiment dans l’excès ? Si avec ces diatribes Saez n’invente pas l’eau chaude, il a le mérite d’être resté fidèle à ses idéaux de jeunesse et d’avoir conservé la hargne de ses vingt ans. Cette loyauté, à l’heure des vestes qui se retournent et du cynisme roi, est une richesse que le public français aurait tort d’ignorer.
C’est d’ailleurs cette fidélité à lui-même que Saez revendique dans L’humaniste, qui ouvre le second opus de l’album, Lulu : « Je resterai toujours cet humaniste / Qui croit que nous sommes tous égaux / […] / Je resterai de ceux qui luttent / Toujours pour cet humain qui croit ». Plus doux, nouvelle réminiscence de son premier triple album, Lulu est composé de longues balades à la guitare ou au piano sur les amours mortes, baignées dans la mélancolie qui l’a toujours accompagné et qui lui a fait écrire ses plus belles chansons. On retrouve l’éternel champ lexical du chanteur qu’il transporte comme un marchand de mots dans chacune de ses musiques. Ce que l’on pourrait d’abord prendre pour un vulgaire recyclage de ses anciennes chansons est, en réalité, le sceau d’un artiste qui a sa place parmi les plus grands et dont de nombreuses chansons figurent parmi les plus belles de la chanson française. Deux titres font étonnamment penser à Renaud (bien que le style soit éminemment propre à Saez) : Lulu, aux airs de Manu, et Ma Gueule, que Saez semble adresser à sa fille (s’il en a une ?), qui fait songer aux chansons que Renaud a lui-même écrit pour sa fille. Plus surprenant encore, la chanson Pleure pas bébé qui, pour le coup, marque un réel changement de style ; au point que certains se demandent si elle ne serait pas teintée d’ironie. Enfin, dans Putain ma vie, Damien Saez fait l’aveu d’une lassitude qui ne transparaît pas nécessairement dans le reste de l’album : « Putain ma vie / A ressasser toujours les mêmes discours pourris / A attendre le jour où tout ça sera fini ». Saez semble préparer le terrain d’une retraite à venir : son prochain album, qui paraîtra en décembre 2017, s’appellera par ailleurs Le dernier disque. Ainsi, le Manifeste serait-il l’ultime projet prolifique de cet artiste ambitieux, un moyen de terminer sa carrière en beauté ?
S’il est difficile de dire si le Manifeste remplit sa mission – les quelques court-métrages projetés lors des concerts, sortes de poèmes audiovisuels, étant, certes, intéressants mais certainement pas une quelconque révolution ou un quelconque « Nouvel Art » –, il faut reconnaître que le triple album se clôt en beauté avec le disque Les bords de Seine. Abandonnant la guitare pour se consacrer au piano dans la totalité de ce disque, Saez fait (à nouveau) preuve de réels talents de compositeur. Le magnifique Tristesse, d’une durée exceptionnelle de seize minutes, est à la fois l’ouverture et le faîte des Bords de Seine. S’ensuivent trois autres compositions dans lesquelles Saez ne fait chanter nulle autre voix que la voix claire du piano, avant de rechanter sa mélancolie dans les cinq derniers titres de ce triple album et d’en faire, de sa mélancolie, un chef-d’œuvre (Notre-Dame Mélancolie) et des pépites (En Bords de Seine).
Lulu est un album d’une grande qualité et d’une riche diversité. De la rage du premier disque à la douce mélancolie du dernier, ce triple album est l’apogée sublime d’un Manifeste dont je peine cependant à discerner le but. Le 24 mars dernier, Saez était au Zénith de Lille pour un concert de quatre heures au cours duquel il a, semble-t-il, fait don de tout son être. Pour la première fois, je n’y étais pas. Je le regrette. J’espère avoir de nouveau l’occasion d’aller à la rencontre de cet obstiné magnifique. Près de vingt ans après ses débuts, Saez n’est plus assez jeune pour être jeune et con et pas assez fou pour être vieux et fou ; près de vingt ans après ses débuts, Saez est un vieux con, mais un vieux con splendide. Et à ceux qui me disaient « Saez chante avec le nez », je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais répondu : « Non, il chante avec ses tripes ».