Procès de l'Homme des bois (Audience du 11/03/18)

Juge : Silence dans la salle ou je fais évacuer ! Je déclare ouverte l'audience de l'affaire Homme des Bois, qui se déroulera comme suit : le Parquet se lèvera et lira les chefs d'accusation au prévenu ; pendant ce temps monsieur l'avocat de la Défense sera invité à l'interrompre pour présenter ses contre-arguments.


Procureur [se levant d'un bond, drapé d'indignation ainsi que de la robe noire de la Justice] : Objection M. le Président. Telle pratique est contraire à la procédu...


Juge : Rejetée. On est en 2018 faut vivre avec son temps mon vieux. Si vous n'êtes pas content pleurez-moi donc une rivière. Allez, on perd pas de temps, le premier qui tombe à court de salive a perdu. Prévenu, levez-vous [dont acte]. Jurez-vous de ne rien dire, rien du tout et à la moindre tentative de falsetto c'est la chaise électrique ? Dites je le jure et après plus un mot.


Timberlake : Wallah.


Juge : Bien. Parquet, on vous écoute, et que ça brille.


Procureur : Monsieur Timberlake, voici les délits pour lesquels vous faites aujourd'hui l'objet de poursuites. Premier chef : vous êtes accusé d'avoir mené une opération marketing parfaitement mensongère à l'endroit de votre dernier album en date, Man of the Woods, parlant d'un « retour aux sources » au « berceau culturel de votre jeunesse à Memphis ». Or il n'en est rien. J'en veux pour preuve la sortie du désobligeant « Filthy » en premier single, sorte de funk froide, mécanique, à la limite de la brostep, avec le disclaimer puéril « Haters gonna say it's fake », ainsi que cette parodie faussement classieuse de trap music qu'est « Supplies », avec ses adlibs ridicules et son pont mièvre et hors-propos. Je ne parle même pas du clip, nous y reviendrons plus tard. Nous sommes très loin des bois M. le Président, messieurs les jurés, vous en conviendrez. La partie civile demande réparation.


Défense : Je vous arrête. Je concède volontiers que la campagne était désastreuse, en teasant les morceaux les moins représentatifs et s'aliénant par avance toute une frange assez susceptible de son public. Mais le terme de « mensonger » est parfaitement usurpé. Prenez un instant pour regarder mon client. Jaugez-le ; ces grand yeux niais, ce sourire inconscient... je ne suis même pas sûr qu'il comprenne où il se trouve en ce moment même. Regardez, on parle de lui et il ne nous écoute même pas, trop occupé à faire un clin d’œil à la jolie brune au premier rang. Est-ce là le portrait d'un grand manipulateur, ou juste celui d'un imbécile plus maladroit que véritablement malhonnête ?


Procureur : Vous éludez, Maître. Vous parlez de maladresse, permettez-moi d'invoquer l'hypocrisie crasse d'un homme qui prétendait explicitement, dans le clip grotesque de « Supplies » être conscient de l'aliénation contemporaine, technologique, médiatique, venir libérer les esprits ; et dans la foulée aller jouer dans le prochain Woody Allen, homme aux multiples scandales sexuels, impliqué au cœur du #MeToo. Quelle crédibilité peut-on accorder à un type qui bouffe ainsi à tous les râteliers ?


Défense : Une nouvelle fois je concède la bêtise de sa démarche, tout en plaidant l'inconscience de mon client qui n'a en réalité que deux choses en tête : faire de la pop et pécho de la zouze. Le reste lui échappe. Regardez, même le clip de « Supplies » avec son discours politique con-con, n'est qu'un prétexte pour embrasser un mannequin sur fond de pyrotechnie et de déserts post-apocalyptique Mad-Maxiens. Et là où Monsieur Timberlake ne ment pas, c'est au niveau de la musique. Ce qui est, vous me l'accorderez volontiers, le cœur même de la question et la principale donnée qui devrait nous intéresser.


Procureur : Vous êtes gonflé. Vous voulez parler musique, parlons-en. Le prévenu avait annoncé un retour aux sources ! Memphis, la country, la promesse d'un disque americana, d'un dépouillement... On voit bien comme il se fiche de respecter sa propre démarche dès la parution des singles. Excepté « Say Something » qui s'offre la caution roots barbue avec Christ Stapleton – encore qu'il s'agisse surtout d'une chanson pop – et « Man of the Woods », ballade insupportable avec ses gimmicks de slide-guitar parfaitement ridicules... Le reste ça n'est que du Timberlake comme le public le connait déjà, mais amoindri par des hybridations à moitié assumées, infructueuses et tout simplement plates la plupart du temps ; avec l'utilisation systématiques des basses 808 qui suppriment tout relief – en plus de créer des risques de nausée, des études le prouvent mais mon chien a mangé ma pochette. Votre client est d'ailleurs accusé du délit de choix de producteurs mal avisé. Timbaland et les Neptunes, pour un album de pseudo-americana ? Vraiment ?


Défense : On pourrait bien sûr adopter votre position, prendre au mot mon client sur le concept et se sentir lésé à l'endroit de nos propres attentes de ce à quoi devrait ressembler un album americana. Ce serait toutefois évacuer la possibilité que Monsieur Timberlake puisse être lui-même dupe de son propre concept. Et à mon sens, mesdames et messieurs les jurés, ce grand benêt de prévenu qui se tient assis devant vous... à exécuter des petits pas de danse comme si on ne le voyait pas... Justin, hé... calme-toi s'il te plait. Mange plutôt tes lentilles au porc, ta maman te regarde. Ce grand benêt, disais-je donc, est persuadé d'avoir écrit un album d'americana. Bien entendu la réalité est différente, mais le résultat est passionnant, pour peu qu'on se donne la peine de mettre de côté l'antipathie que suscite naturellement un tel projet. Man of the Woods n'est pas hypocrite, il offre un portrait fidèle, authentique dirais-je même, d'un riche citadin un peu couillon et très niais qui est persuadé d'avoir vu la vierge en faisant pour la première fois de sa vie une rando en forêt avec une chemise à carreaux Gucci sur le dos, et qui entend de ce fait nous conter les joies de la vie dans la nature, sans téléphone, près d'un lac, loin de la ville, en bon homme des bois qu'il est devenu – il pose même avec des bisons à l'intérieur de la pochette, le brave homme.


Procureur : ...


Défense : Bien entendu, il est difficile d'éprouver un tant soit peu d'empathie à l'égard d'un projet si maladroit, pour rester poli. Mais il est tout à fait possible de le trouver attendrissant dans sa vanité bien inoffensive. En effet, on imagine mal Monsieur Timberlake convaincre qui que ce soit dans son prosélytisme déplacé. D'autant que le pauvre garçon est si transparent, et limité, qu'il finit sans cesse par se trahir : il ne pense qu'au cul. Pardonnez-moi votre Honneur, mais même en parlant de vie dans les bois il trouve quand même le moyen de causer gonzesses. Ne trouvez-vous pas que cela le rend parfaitement attachant ?


Procureur : Objection ! Votre Honneur, il essaie de vous avoir à l'empathie !


Juge : Retenue, on est pas dans une série américaine ici Maître machin, reprenez mais pour l'amour de Dieu allez à l'essentiel.


Procureur : Et puis c'est bien beau de forcer sur les intentions, mais la musique, et c'est là l'essentiel, ça reste de la merde. Mes excuses votre Honneur.


Défense : C'est là l'essentiel, je vous rejoins. Mais nous sommes en désaccord : ce n'est pas de la merde. Un effort d'honnêteté intellectuelle de votre part vous permettra de constater qu'en termes de structures, d'architecture pop, de construction de ponts, de coulage de couplets et dynamitages de refrains, c'est du « Justin as usual », pardonnez la familiarité. C'est aussi audacieux que mon client a pu l'être par le passé, il n'étire pas ses morceaux à l'excès comme ce qui a pu être entendu sur 20/20 Experience par exemple. Ainsi Man of the Woods est-il plus riche en idées de songwriting que son prédécesseur, qui finalement accordait une place énorme aux producteurs (principalement Timbaland) pour qu'ils s'en donnent à cœur joie. Man of the Woods a plus de chansons, plus brèves, et je vous ai vu vous agiter à la mention de Timbaland, Maître Parquet, permettez-moi donc d'aborder l'épineuse question de ces fameux choix stylistiques et de la production qui en découle.


Procureur : Grmmfgrrargh


Défense : Oui, Timbaland et les Neptunes – ces derniers signant ici leur retour en force après avoir eu le second rôle sur les deux album précédents – sont partout, et cela est bien audible. Oui, les basses 808 pullulent, même aux endroits les plus incongrus. Mais ça ne dérangera vraiment que ceux qui voulaient bien se bercer de l'illusion qu'ils allaient avoir entre les oreilles un pur album americana. Voire même un disque sérieux... À la place, nous avons eu un hybride, qui n'a peur de rien, certainement pas du ridicule, et pas non plus de tout tenter ; la funk pop mécanique avec des relents de brostep, la chanson de Noël acapella qui vire R'n'B à gros beats, la pop bluegrass, les bluettes folk-pop auxquelles on a infusé des beats trap, les ballades sirupeuses jonchées de gimmicks « Amérique profonde » hilarants, ou de foutre des violons bluegrass sur une jam funk qui se termine sur un solo d'harmonica... De l'audace, en voici en voilà. Il ne s'agit pas d'affirmer, mesdames et messieurs les jurés, que ces clashs de style et de timbres ne jurent pas, ou qu'ils semblent parfaitement intégrés etc. Mais il y a là un vrai sens du danger – condamné par les détracteurs mais que je vous conjure d'aborder avec bienveillance – qui paye très souvent, car ces curieuses excentricités sont cimentées par cette glue formidable qu'est le songwriting de Monsieur Timberlake, ici au top de sa forme, qui tente beaucoup, et réussit à peu près tout ce qu'il entreprend. En plus d'être fun et plein d'humour – fait qu'on sous-estime à cause du Suppliesgate, alors que le clip de « Man of the Woods » montre un Justin qui ne se prend pas au sérieux une seule seconde. En fin de compte, ce disque qui fait tant chou gras dans la presse, et qui semble avoir condamné mon client à un blacklisting systématique pour les prochaines années, n'est rien d'autre qu'un album pop ambitieux et décontracté. Je n'ai rien d'autre à ajouter votre Honneur, je fais confiance aux jurés pour prendre la décision qui s'impose.


Procureur : M. le Président, nous avons assisté là à une parodie, un simulacre de défense, jonché d'inférences subjectives, de sophismes et d'appels à l'émotion. J'appelle à rendre invalide toute parole prononcée aujourd'hui par mon estimé collègue, tant il semble évident que...


Juge : Oh fermez-la vous.


Procureur : ...je vous demande pardon ?


Juge : Arrêtez-donc de vous exciter, il fait assez chaud comme ça dans ce foutu tribunal. J'en ai ma claque de cette robe qui pèse une tonne, ça fait bien une heure que j'ai envie de la foutre en l'air.


[Le juge bazarde sa robe d'un geste de bras, révélant en dessous une chemise rouge à carreaux. Il entame alors un moonwalk.]


Justin Timberlake : My man !!


Le reste appartient à l'histoire. Le greffier se mit à gémir des onomatopées en voix de fausset, l'avocat de la défense fit du crowdsurfing en sandale, la partie civile consentit à claquer des doigts en rythme, et le juge acquitta Justin Timberlake pour bonne conduite pendant que le procureur restait prostré en PLS sur son banc. Au bout de quelques minutes, les murs de la salle se levèrent, révélant une scène entourée d'un public en délire. Tout ceci n'était en fait qu'une mise en scène pour le Super Bowl. Le spectacle fut scandaleux, les accessoires de scène comprenaient un hologramme géant de Michael Jackson qui chantait "We Are the World" et un sein de Janet Jackson en plastique.



Le jus est temporaire, mais la sauce... la sauce c'est pour toujours.



Chronique provenant de XSilence

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le 11 mars 2018

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T. Wazoo

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