Nous sommes en 1977. Félix Houphouët-Boigny et Sékou Touré se haïssent. Le premier estime le second vendu au capitalisme, le second voue le premier aux gémonies marxistes… Ils protègent leurs opposants respectifs et financent des coups tordus. Les deux tyrans esquissent une réconciliation, Félix reçoit en grande pompe son voisin.


Sékou est accueilli par un chanteur malien qui, à l’instar des griots malinké, chante le Mandjou, le grand homme. Il célèbre ses ancêtres mythiques et sa famille, son œuvre et son aura. Les congas jouent un motif cubain, de puissants cuivres apportent une touche jazzy, le tout reste mandingue. Le griot célèbre l’orgueil de l’Afrique noire, le libérateur de la Guinée, l’homme qui résista à De Gaulle. Il épargne le dictateur paranoïaque, ignore les milliers de victimes et les centaines de milliers d’exilés.


Sékou reste sans voix, un moment rare : il lui tend sa montre en or et lui offre une place en Guinée. Salif saisit le cadeau et décline, avec adresse, l’invitation. Son orchestre est constitué, pour partie, d’émigrés guinéens. Du jour au lendemain, la balade s’impose comme l’air officieux du régime. Salif surmontera ses appréhensions et rejoindra, l’année suivante, Conakry.


https://www.youtube.com/watch?v=tB3EXYGqO9g
(Dans une traduction de Cheik M. Chérif Keïta)
Mandjou ne pleure pas,
fils d’Alfa Touré et de Naminata Fadiga, ne pleure pas !
Mandjou, le mari d’Andrée, ne pleure pas !
Mandjou, le père d’Andrée Madou, ne pleure pas !
C’est sur toi que j’ai fondé mes espoirs,
L’heure n’est pas aux pleurs.
Gens, n’avez-vous pas vu l’œuvre de Mandjou ?
(…)
Lions mâles, le badinage n’est pas comparable à l’effort sérieux.
fils d’Alfa Touré,
Nama l’hyène mâle,
fils d’Aminata Fadiga, roi de l’aube, tu as travaillé, roi de la nuit.
Roi de l’après-midi, tes œuvres sont multiples.
Chasseur du crépuscule, hyène qui rôde au crépuscule,
Oh, qu’Allah est inconnaissable, j’appelle l’hyène sacrée.
(…)
Je te compare à l’oiseau Dabi, tapi sous les feuilles,
Je te dis éléphant à la trompe énorme
Je te dis hippopotame au front tacheté de blanc et visible dans le troupeau.
(…)
Mandjou, le roi de l’éloquence,
Mandjou, le roi de la vérité,
Mandjou, le roi de la sagesse,
Mandjou, le roi de la coexistence pacifique,
Mandjou, le mari modèle et l’ami loyal.
(…)


Né en 1949, Salif Keïta est un noble, descendant de l’illustre Soundiata Keïta, premier empereur du Mali (1190-1235-1255). Il est aussi albinos et malvoyant. Que faire d’un tel héritage ? Doté d’une voix d’exception, très haut perchée, il sera musicien et rejoint un ensemble qui se produit à Bamako. Furieux d’un telle dérogeance, un prince mimant les griots, son père le renie.
Le griot (djéli) avait le monopole du jeu des instruments mélodiques, seuls les tambours pouvant être battus par des non-griots. Plus qu’un musicien, il était l’homme de la mémoire orale, des légendes et des mythes, de la tradition et de la généalogie des princes. Le griot s’attachait à un noble : il est son conseiller, l’arbitre des conflits sociaux, le messager ou le fou, il le flatte, chante ses hauts faits et ceux de ses aïeux, ou le tance, s’il l’estime indigne de sa charge. On ne devient pas griot, on est griot par le sang. Le forgeron est l’artisan du métal, le griot celui de la parole, tous deux sont nyamakala (hommes de caste).


Salif a appris des griots. Mandjou restera, à jamais, la plus belle chanson de djéli. Il rejoint, en 1984, la France. Les albums Soro et Ko-Yan le muent une star internationale

SBoisse
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le 23 avr. 2018

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