Quelle est la pensée de Lunatic ?
Je pense qu'il y a plusieurs thèmes qui reviennent : le racisme, la police, l'illicite, la religion et qu'en fait, on peut trouver une cohérence entre tous ces thèmes. On peut construire une philosophie du groupe Lunatic.
Pour moi, cette philosophie c'est la défense d'un mode de vie pour faire face à certaines circonstances : Le mode de vie, c'est l'illicite : "le crime paie" comme ils disent. Et, les circonstances, c'est le racisme.
En ce sens, le message de Mauvais Œil c'est pour moi : L'illicite est notre méthode pour faire face à notre réalité avec dignité. Cela s'inscrit contre le rap type Big Flo et Oli et même contre un message à la Kery James. Sans le réduire au rap actuel sur le deal, on peut reconnaitre un héritage. Mauvais Œil c'est la base de tous les rappeurs qui parlent encore de l'argent sale comme d'un mode de vie qui permet d'affronter une dure réalité avec une certaine fierté. C'est aussi l'esquisse d'un antiracisme qui s'inscrit dans une communauté et une culture, qui s'inscrit dans un intérêt pour l'histoire de l'Afrique et dans un intérêt pour une religion non occidentale : l'islam.
Mon idée principale étant que l'approche de la vie proposée par Lunatic est révolutionnaire de par la pensée et la pratique qu'elle propose.
Je donne maintenant des détails sur mon écoute de Mauvais Œil et sur les principales thèmes travaillés selon moi : Le racisme, l'illicite, la fierté et la religion.
A/ Le racisme.
Le premier morceau Intro, évoque déjà plusieurs idées phares :
1/ Le problème du racisme et de son histoire qui a spolié les noirs :
"Vu de haut le monde apparaît paisible, à notre échelle, c'est discrimination, ségrégation, élimination parmi nations et générations. Homme noir, on a trop subi, on vient récupérer nos dus, la détermination, à nos corps pour demeure, soldats exister est un honneur".
Ce problème du racisme apparait dés le premier couplet, Booba revient aussi dessus : "y a bien longtemps on était roi", il évoque ici les africains avant l'esclavage et les colonies.
2/ Ce constat du racisme touche les rappeurs au point que, dés l'introduction qui est pourtant petite, il l'évoque. C'est un des moteurs de leur écriture, et on retrouve celui-ci sous deux autres grandes idées : la détermination et la haine.
Le couplet de Booba dans l'intro commence par la haine comme moteur du rap : "on est venu cracher notre haine", il traduit le fait de rapper par cracher sa haine. Mais d'où vient cette haine, si ce n'est du racisme, de la discrimination, de la spoliation qui est évoqué durant tout le reste du morceau ?
Le racisme peut mener à la haine mais il mène surtout à la détermination évoqué par Ali dans le premier couplet et que Booba reprend : "Combattre on sait faire que ça"'
En partant du racisme on en arrive donc déjà à deux idées phares, la haine et la détermination. On pourrait même parler du rapport à l'argent de Booba qui est bien connu. On retrouve dans ce morceau plusieurs fois les richesses matérielles : "homme noir on est venu récupérer notre du", "on était roi", "on repartira avec leur argent leur sang et leur pessa".
Ainsi, même le rapport à l'argent de Booba peut se déduire en partie, d'une réaction face à l'histoire et à la réalité du racisme, faire de l'argent c'est se faire justice, renouer avec le roi qu'on devrait être.
B/ L'illicite.
Ceci dit, qu'est-ce que c'est que combattre pour Lunatic ? Ce n'est pas comme pour Kery James, réussir à l'école ou tourner un film, c'est plutôt faire de l'argent par tous les moyens possibles.
Le rapport entre argent sale et racisme parait illustré de la meilleure des manières par ce couplet de Sir Doum's dans l'effort de Paix :
""Ici y'a pas d'blé, mais rien qu'des voraces venant du bled. Et sur mon palier, ça sent que l'maffé, le couscous ou l'tiep. En tout cas pas l'porc ou bien l'cassoulet, comme chez les gens chez qui j'vais cagoulé, puis m'taille avant qu'les poulets s'mettent à débouler"
On retrouve le racisme sous la forme d'une réalité économique : les pauvres sont les voraces qui viennent du bled, les autres sont ceux qui possèdent et qui peuvent donc être volés, ceux sont les blancs, ils mangent du porc (cassoulet).
De cette réalité économique se construit le mode de vie Lunatic, mode de vie de brigand. Du racisme et de ses inégalités économiques, on arrive à l'illicite et aux péchés : "j'vis d'haine et d'eau fraîche, d'illicite et d'péché".
Mais bon, un peu facile, de légitimer l'illicite à partir de la pauvreté, Lunatic est-il vraiment unique en ce sens ? Non, ce qui parait unique avec Lunatic et notamment Booba, c'est qu'on y ajoute le rejet du travail salarié. L'illicite n'est pas qu'une réaction à la pauvreté, c'est aussi un rejet du travail salarié. On retrouve cette idée dans La lettre ou dans Le crime paie ("nik le taff, le biz fait briller les g's") mais aussi dans des morceaux tardifs de Booba : "Plutôt crever que taffer à l'usine" Au bout des rêves
C/ Fierté, police et humiliation.
Pour revenir sur le couplet de Sir Doum's, une vision de la police est proposée dans ce morceau : "Chante pour que les porcs rampent"
"J'suis un d'ces sales types, fuyant les flics"
Le morceau de Lunatic, si tu kiffes pas ne fut d'ailleurs pas diffusé par Skyrock pour ceci : "j'aime voir des crs morts"
Sir Doum's apporte des éléments d'explication de cette haine de la police qui ne se réduit pas à une envie de faire street ou à une haine gratuite. Le policier est tout d'abord le protecteur de l'or bourgeois, le criminel et lui sont donc forcéments ennemis "taille avant qu'les flics se mettent à débouler".
Mais, plus encore, le policier exerce une domination, une violence et des humiliations qu'on peut lier à la problématique du racisme que nous avons déjà croisée :
"Ils kiffent quand à 6 heures ils m'captent au pieu en çon-cale ou en slip
S'emparent de mon shit, sont quatre pour m'mettre les menottes dans l'dos
Pendant qu'mon père fait l'odo"
Les policiers ne font pas simplement leurs métiers : "ils kiffent". Et ce qu'ils kiffent faire parait bien être une humiliation, Sir Doum's insiste sur deux éléments de l'ordre de l'intimité : le slip et le père qui prie, c'est cette intimité que le policier "kiffe" violer et c'est cela qui provoque la haine, bien plus finalement que la bataille naturelle entre le bandit et le shérif.
D/ Religion : entre contre culture et paradoxe du péché.
On ne peut finir sans parler de la religion, elle est évoquée systématiquement dans les morceaux, mais quelle rapport entre la religion et le racisme ? De plus, n'est-elle pas contraire à l'illicite que prône les mc's ? Comment intégrer la religion dans ce mode de vie proposé par Mauvais Œil ?
La religion parait tout d'abord jouer un rôle de motivation, elle permet la critique politique car elle emmène la sagesse, une certaine richesse culturelle et la création d'un groupe. Le groupe des riches se définit par le cassoulet, la religion permet de créer une contre culture commune.
Elle permet aussi de s'émanciper de la culture blanche, en proposant un autre ordre et d'autres règles. L'état blanc, est celui dont les lois renient Booba dans l'intro : "au d'ssus d'leurs lois car elles nous ont toujours reniés". Mais à partir de quoi trouver ces lois injustes ? Quel contre modèle proposer ? Le modèle divin parait parfois répondre à ce problème : Ali distingue dés l'intro, la Terre vue de haut et l'ordre politique qu'il critique : "vu de haut le monde apparait paisible, à note échelle c'est discrimination, ségrégation, élimination". L'ordre divin est valorisé par rapport à l'ordre blanc qui parait corrompu. Mais, peut être que la plus belle phrase de l'album, qui donne un rôle émancipateur à la religion est celle de Booba dans le morceau éponyme : Mauvais Œil : "j'pense qu'à gruger, nique la justice il n'y a que Dieu qui peut me juger".
Le monde raciste mettant en cellule, palpant les couilles, discriminant, et les lois reniant, on en oublierait qu'on est roi, et c'est Dieu qui remet les choses à leur place : seul lui est juge, c'est lui qui répond justement à la juge quand Booba dit dans La Lettre : "ils [juges, policiers, hommes de lois] ne savent pas si j'aurais du naitre, qu'ils aillent s'faire baiser moi j'veux devenir ce que j'aurais du être".
La religion joue donc un rôle clé dans l'émancipation de la réalité raciste et elle permet souvent à Ali de critiquer celui-ci, de s'en émanciper.
Il se joue tout de même, un paradoxe fort entre l'illicite prôné pour combattre la domination et cette religion qui permet d'avoir un autre modèle que le modèle raciste. La religion est contre l'illicite et on combat matériellement le racisme par la violence et l'argent sale. Comment régler ce paradoxe ?
La fin du couplet d'Issaka dans 92i est un des moments les plus intéressants par rapport à ce sujet là :
"On fera tout ce qu'il y a à faire et devant Dieu faudra s'expliquer".
Il reconnait déjà qu'il y a deux devoirs : il faut faire ce qu'il y a à faire ici, sur terre, pour s'en sortir face aux "fafs", aux "colons impurs" et pourtant, on ne peut pécher vis-à-vis de Dieu. Issaka résout le problème à partir de l'idée d'explication. Il faudra faire comprendre à Dieu, lui expliquer, qu'il y a certaines circonstances dans lesquelles on ne peut se passer du vice et de l'illicite, comme ils l'ont dit dans le crime paie
"si t'as pas de vice repose en paix".
Voilà pour moi la beauté de cet album, c'est un mode de vie, et les rappeurs actuels le suivent encore en masse, avec un autre vocabulaire bien sur. Mais on retrouve encore l'argent, la police, la religion, l'illicite, la fierté. Et surement, la même logique qui guide ses termes. En ce sens, Lunatic permet de réfléchir sur des notions politiques de base : racisme, critique du travail salarié, police, inégalité économique mais aussi sur des choses qu'on met moins souvent en avant : Le rôle politique de la religion, le rôle politique de l'illicite, et la question de la fierté.
En ce sens, je vois dans Lunatic un groupe actuel qui existe encore dans des lyrics que l'on peut trouver chez PNL par exemple quitte à choquer les puristes. Lunatic est un groupe de rap peut être plus engagé que Kery James ou Iam sans même chercher à faire de la politique. Ceci, par la radicalité des actions qu'il propose, du mode de vie qu'il valorise. En ce sens c'est moins un tract politique qu'une contre culture, avec ses valeurs et ses pratiques.