Cet album peut avoir l'air de prime abord impénétrable pour bien des raisons. Je m'étais moi même penché dessus il y a quelques années, ayant l'impression d'avoir affaire à "l'album préféré de ton rappeur préféré" par excellence. S'en était suivi un rejet immédiat, car trop dur, trop opaque, trop rocailleux, mais dieu merci pas de quoi m'en dégoutter, car après avoir ingéré un grand nombre de classiques, j'ai enfin pu comprendre pourquoi mes rappeurs préférés vouaient un culte à ce skeud.
Pour cette ambiance déjà, obscure, au charme dangereux. Des instrus simples, sans fioriture, clairement mobb deepiennes. On peut d'ailleurs reprocher à Mauvais Oeil un certain manque d'ambition musicale à ce niveau là, mais d'autre part, peu d'albums de rap français ont su garder une telle cohérence artistique du début à la fin. Et en plus de la cohérence, il faut aussi souligner sa constance, puisqu'aucun beat ne m'a jamais sauté aux oreilles comme étant le canard boiteux de la tracklist.
Et puis évidemment, il y a Booba. Déchiré entre ses aspirations matérialistes et son besoin implicite de reconnaissance, il semble être le produit sur-exacerbé d'une société qu'il veut pourtant voir être mise à feu et à sang. Déjà fascinant par le fait que plus il se raconte, moins l'auditeur semble comprendre ce paradoxe ambulant, tout ça est démultiplié par le talent avec lequel il le met en forme : flow dévastateur, ultra technique, et enchaînant les images qui iront violemment se planter dans la rétine pour y rester un moment (« Des xeus et rohypnols chez les rejetons, qui viennent te dire que la Terre est belle, ronde comme un cacheton »).
Toujours en équilibre entre l'humain Elie Yaffa et le personnage Booba, entre ce qu'il est et ce qu'il aurait du être, le mec est fascinant par l'infinité de nuances avec laquelle il exprime la ligne déjà fine qui sépare les deux. Comme il le dira deux ans plus tard : « J'te fais jouir ou j'te fais mal c'est très simple, ma définition à prendre à 1 degrés 5 ».
Une autre raison qui fait de Mauvais Oeil le chef d'oeuvre qu'il est, c'est ce que certains prennent pour sa faiblesse (oui oui je vous jure ça existe) : Ali. Évidemment, il est moins bon que l'ami B2O, mais comme l'avait expliqué l'excellente critique de l'Abcdr du Son, il ne fait pas que combler ses blancs, il met toutes ses apparitions en valeur. Pourquoi ? Parce que jamais un duo de rappeurs n'a été à la fois aussi opposé et complémentaire en même temps. Toujours unis dans leur désir d'abattre les institutions en place, ils sont pourtant bien souvent opposés dans leurs aspirations, allant de l'hautement spirituel au froidement matériel. Jusqu'au point où sur certains morceaux, comme HLM 3, on a l'impression d'entendre Booba illustrer ce qu'Ali vient de dénoncer dans le couplet précédent... Le flingue et le chargeur ne sont pas forcément ceux qu'on croit la première fois qu'on l'entend.
Le meilleur exemple de ce magnétisme destructeur entre les deux emcees reste la première mesure du refrain de Le Silence n'est pas un Oubli. Tout commence par un « Les menottes me serrent et les minutes me tuent, je vois trop de thunes alors... » prononcé par Ali, qu'il termine par un calme « je reprends mon du », exprimant son continuel soucis de justice, et semblant se référer à une autorité dépassant les hommes, dont il a confiance en l'impartialité parfaite. Mais au même moment, Booba le coupe pour poser un tranchant et sans appel « J'me sers », lui dont la seule préoccupation est le moment présent ici-bas, qui n'a d'autre modèle de vertu ou de justice que lui même. Et voilà, en une fraction de seconde, les deux bonhommes ont résumé une heure de musique.
Bref, penchez vous sur ce monument dont on a arrêté de compter le nombre de classiques (même s'il manque Homme de l'Ombre pour que la tracklist eût été parfaite). Sorti en 2000, Mauvais Oeil est le chant du cygne de l'âge d'or du rap français, le point culminant de toute une époque, dont l'énorme influence sera la phase descendante. Certains se demandant peut-être si avec le recul il faut vraiment remercier Booba et Ali pour ce joyaux, eux qui sont devenus la décennie suivante l'obsession inatteignable de tellement de rappeurs. Mais est-ce vraiment important ? On kiffe et puis c'est tout.