1999: Ariane perd le fil
Les premières années passent comme un tourbillon. Si la fête est finie, elle a de sacrés beaux restes. Face au nombre de propositions que m'offre cette vie de jeune adulte, j'opte pour la solution du cumul des mandats. J'adopte presque tout d'emblée, et n'exclue fondamentalement rien. La chenille est devenue papillon.
En à peu près cinq ans, j'emmagasine en effet trois enfants, une maison avec jardin et une voiture familiale, des concerts à la pelle, des nuits de jeu de société fiévreuses et un emprunt pour les 30 années à venir. Côté boulot, j'enchaine les postes (des variétés internationales, je passe au Jazz / musiques du monde, puis à la vidéo), les collègues et les responsables.
Car le magasin de Montpellier est dans les années 90 une véritable essoreuse. Ses progressions phénoménales et régulières en chiffre d'affaire agissent en révélateur sur les responsables de département qui s'y succèdent. Avec du talent ou un opportunisme politique fort, ils partent rapidement vers des magasins plus huppés. Sans réussite ou capacité à s'adapter aux tendances du moment, on leur souhaite beaucoup de succès dans la nouvelle orientation qu'ils vont donner à leur carrière.
Côté collègues, c'est un peu la même: autour d'un noyau dur, les places se libèrent régulièrement grâce à un turnover naturel: on peut gravir les différents échelons du poste de vendeur sans écraser la gueule des copains. C'est à ces conditions que je trace doucement mon chemin.
Il y a cependant les piliers incontournables: Franck, le furieux de la variété française* ne nous déçoit jamais, à grands coups de drague qui ont l'art de rendre ses cibles (très très) mal à l'aise (il n'est pas rare qu'il se retourne vers moi, juste devant une jeune fille au regard un peu perdu, et se remonte les couilles d'un air satisfait et me dise avec un clin d’œil "c'est dans la poche"). Une fois cependant, il sera arrivé à me faire sourire en le faisant exprès (un exploit): s'étant saisi d'un patch qui nous sert sur les facing disque, indiquant "vous avez aimé, vous aimerez", muni de deux flèches pointant respectivement vers le haut et vers le bas, qu'il se positionne au niveau de la ceinture. En un peu plus de cinq ans, ce genre d'apport à la bonne camaraderie reste maigre.
Certains nouveaux visages dans l'équipe éclairent le travail de leur douce lumière bienveillante. Il y a notamment Gaëlle, que l'on a récupéré du standard (tiens, un des premiers métiers dont je constate la disparition) et que je comparerais longtemps à un membre de l'équipage de Star Trek, rapport à ce micro-casque avec lequel je l'ai vu jusqu'alors travailler, et qui est encore rarissime à l'époque.
Et puis il y a cette rencontre marquante: Stéphane, du rayon vidéo.
Le garçon était pourtant déjà là le jour de mon arrivée, mais je ne le découvre vraiment que quand je commence à travailler avec lui. Il collectionne les tares, comme par exemple celle d'être fan hétérosexuel de Mylène Farmer. Pourtant les atomes deviennent crochus en moins de temps qu'il n'en faut pour citer un dialogue culte d'un film des années 80. Le type est fondu de Star Trek (bis), déteste Apple et m'apprend un truc essentiel pour ma future vie de cinéphile acharné: les bandes originales de film peuvent parfois être considérées comme des chef-d’œuvres, et leurs auteurs peuvent être vénérés comme des rock-stars lambda. Un choc. Faut dire que je le rejoins au bon moment: l'univers vidéo est en plein développement avec l'arrivée de ce support étrange, le Digital Versatil Disc, dont on se dit rapidement qu'il tournera sans doute bien mieux que son prédécesseur mort-né, le Laser Disc.
Je lui apprends Bertrand Tavernier, il m'apprends Hayao Miyazaki.
Avant d'en venir à l'essentiel un dernier détail, nécessaire pour comprendre l'environnement du disquaire à l'aube des années 2000: certains clients ne sont pas tout à fait comme les autres, et constituent le gros de nos habitués. Tous les magasins ont les leurs (et, comme on le verra bientôt, Marseille va battre tous les records dans le domaine), et ils constituent un marqueur incontournable des rayons musique, ils ont autant de surnoms que de comportement étranges. Ce sont les gainchous.
A Montpellier, le plus flamboyant de tous est sans aucun doute Bottes Rouges. Affublé d'une perruque longue qu'il ne met pas toujours dans le bon sens (parfois la frange est juste au dessus de la nuque), il parcourt les allées à grandes enjambées et cherche de manière avide et le regard fou le premier vendeur qui pourra le rassurer sur l'achat d'une énième intégrale dont il souhaite faire l'acquisition. S'il lui faut en voir six d'affilée pour enfin trouver celui qui finira par lui dire "ah ouais, ça, ça va te plaire", il n'hésite pas. Un autre client, qui une fois a été invité chez lui, nous l'avoue: il possède certains albums en 30 exemplaires, dont un seul a été décellophané. Après un petit pipi, à la sortie des chiottes, Bottes Rouges l'attendait pour vérifier qu'il ne s'était pas glissé un CD ou deux dans le slip.
Qu'on se le dise: nos meilleurs clients sont souvent totalement siphonnés.
Des tubes aux tuyaux
La musique peut-être, annonce avec un peu d'avance toutes les mutations à venir. Le réseau hertzien fête ses funérailles avec un concept étrange, appelé télé-réalité, terme surprenant pour définir un genre qui n'a rien à voir avec le deuxième nom de son appellation.
Et quoi de mieux que mélanger ce nouveau concept, putassier et terriblement vain, avec ce que la musique propose de moins innovant: la mise en majesté des interprètes via un télé-crochet racoleur? La Star Academy (bébé de Pascal Nègre, futur PDG d'Universal) devient rapidement le navire amiral d'une flottille à jamais coincée dans sa petite rade, et condamnée à ne plus jamais connaitre le grand large: on ne cherche désormais plus à composer ou innover, mais juste à ré-interpréter, avec de moins en moins d'âme, des standards surannés qui n'ont pour ambition ultime qu'un recyclage mortifère.
L'industrie musicale se plie au modèle économique mondial avec discipline et abnégation. Un jour, un client me demande avec candeur ce que signifie l'appellation "indépendants" au dessus d'un rayon. Alors que je commence à lui répondre qu'il s'agit de labels non encore absorbés par leurs grandes sœurs, les majors, je me rends compte de l'obsolescence de ma réponse pré-digérée. Et de me rabattre piteusement sur une pirouette qui me servira pendant de longues années: "c'est de la pop qui n'a pas rencontrée un large public, et qui est souvent encensée par les Inrocks et Télérama".
Question postes qui commencent à disparaitre, les fameuses majors ont forcément un coup d'avance. Les unes englobent les autres, et si le mouvement à toujours existé (on ne compte plus les catalogues passés de l'une à l'autre avant de revenir à la première), la trajectoire innove, pour le coup un peu amèrement: les maisons mères commencent à disparaitre de manière définitive. Exit East-West, Virgin ou bientôt BMG et leurs représentants, souvent bons copains, l'heure est déjà à la restructuration et l'absorption.
Ces mêmes représentants initient un mouvement qui touchera bientôt toute la profession, en partant explorer de nouveaux horizons professionnels (certains lorgnent vers la distribution de livres, d'autres s'essaient à la vente de maisons, d'autres enfin profitent du petit pactole offert à l'occasion de leur départ pour s'essayer à leur rêve d'enfance. Autant dire que ça ne marche pas à chaque fois). Fatalement, certains sont devenus des potes, même si une formation édifiante me l'a appris: ce sont souvent ceux à qui je faisais le plus confiance qui utilisent le mieux les vieilles ficelles du métier, et arrivent ainsi à placer grâce à moi des pré-commandes par un multiple indécent de boites de 25. Et parfois gagnent grâce à ça des voyages à New York. Mais ce n'est pas à sens unique: c'est aussi grâce à l'un d'entre eux que, par exemple, j'ai pu me faire un aller-retour sur Paname, restau et hôtel offerts, pour assister à un concert de Beck (alors au sommet de sa trajectoire indé) en place VIP, avec serrage de louche dans la loge. (Cet ancien repré, je le croise encore avec grand plaisir 20 ans après, même si ce n'est plus dans l'univers de la musique. Tous nos rapports n'étaient donc pas totalement intéressés ou vénaux.)
Au travail, la grande nouveauté s'appelle Ariane.
L'idée est loin d'être farfelue, il s'agit tout simplement de centraliser et industrialiser le système d'approvisionnement disque des magasins. Elle permet d'éviter deux choses idiotes: que des vendeurs passent le plus clair de leur temps à concocter des commandes de "réa", de "stock" ou "d'OP", et surtout, que les magasins dans lesquels sévissent des spécialistes dilettantes ou carrément médiocres puissent quand même présenter les 20/80 (20% des références faisant 80% du chiffre) de manière salutaire. Bien entendu, et tout le monde le sent bien, cela permettra à terme de se passer d'une partie des forces plus ou moins vives des rayons, côté vendeurs comme représentants. Avec comme corollaire inévitable une perte progressive de spécialisation. Mais comment envisager la suite autrement ?
Comme tous les nouveaux projets lancés dans mon enseigne, les premiers mois seront catastrophique, et les fonds de catalogues arboreront parfois de très étranges impasses. Une partie de l'objectif est néanmoins remplie: ces trous sont parfaitement homogènes.
Nous sommes à l'orée des années 2000, et l'essentiel se joue déjà dans les détails. Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi Universal pose décontracté dans son appartement New-Yorkais. Alors que tout le monde se focalise sur le trou de sa chaussette, rares sont ceux qui relient les faits qui sont éminemment signifiants une fois observés dans leur continuité des années 90: Philips vend son activité musicale (à Universal), Philips lance le premier CD vierge, Universal annonce son projet de monopole des contenants et des contenus.
Alors que les magasins s'arment pour la grosse bataille à venir, la guerre est déjà finie.
Une chronique en huit chapitres, normalement.
Le premier, c'est ici.
'* voir le chapitre 1