Une illumination
Lorsqu'un artiste réalise deux chefs-d’œuvre coup sur coup, deux albums qui peuvent être, aussi légitimement l'un que l'autre, considérés comme la plus belle réussite de son auteur, la comparaison...
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le 18 août 2018
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Cinquante ans que ça dure.
Cinquante ans qu’il se prend la foudre, le vieux troubadour. Les genoux à terre, sur les sentiers de la création, les yeux brûlés par trop de lumière.
Cinquante ans d'illuminations. Cet homme a vu quelque chose. Peut-être le soleil du matin au-dessus des champs, la neige tombant sur San Anselmo, un chien qui court le long de la route... trois fois rien. La beauté du monde, là où elle se trouve.
De l'infini en pleine face sans détourner le regard. Il ne s'en est jamais remis. Qui sait où ses visions ont commencé, dans quel coin d’Irlande ou d'Amérique son âme s'est embrasée pour la première fois. Un homme qui vit une épiphanie longue comme la moitié d’un siècle a forcément des choses à dire.
Pourtant il se tait. Avare en paroles, mutique la plupart du temps, comme s'il avait signé un pacte avec le silence. Il est seul là où il est, Van Morrison. Il n’en veut à personne, ne demande rien non plus. Ses chansons parlent pour lui, comme autant de témoignages. Qu’on le comprenne ou pas, peu importe.
Il sait ce qu’il a à faire.
Poursuivre sa quête. Inventer cette musique noire et blanche, soul et folk, qui unit les deux traditions populaires en un parfait crossover. Il le savait sans doute déjà lorsqu'il était enfant et qu'il écoutait les disques de son père : du folklore irlandais et du blues de Chicago. Le genre de disques capables de faire germer de grandes racines dans l'âme de ceux qui les entendent. Des racines noires dans l'âme des gamins blancs, des racines blanches dans l'âme des gamins noirs.
Comme Bill Withers ou Terry Callier (deux Morrison noirs américains), il entremêle les origines, les sublime l'une dans l'autre, pour les porter jusqu'au très-haut. C'est un graal musical, un horizon sacré : toute l'humanité en un seul chant. On peut passer une vie entière à le chercher — ce qu'il a fait. Sa discographie est pléthorique, pas moins d'une quarantaine d'albums à son actif, très souvent lumineux, et des kilomètres de chansons bouleversantes, irradiées, sidérantes.
« Into the Mystic ». De Dieu, il n'en est pourtant jamais question dans ses paroles. De religion encore moins (ce qu'il clarifiera avec No Guru No Method No Teacher, en 86). Jamais il ne nomme l'innommable, ni ne l'appelle directement. Mais il en parle à demi-mots, le vieux barde. Il ne parle même que de ça, comme tout grand mystique. La musique en tant que révélation continuée, en tant que présence et théophanie de chaque instant dans chaque chose, voilà son credo. Un mysticisme panthéiste doublé d'une esthétique du « beaucoup trop ». Pas juste beaucoup, mais beaucoup trop : d'émotion, de beauté, de lumière. Beaucoup trop pour un seul homme, au point où ça en devient inhumain d'être humain.
De même avec sa voix, il en fait toujours trop. La triture, la torture sans relâche, l'étire, la contracte, la pousse jusqu'aux ruptures, accumule tous les excès, alterne les percées vocales dans les aigus (sur « Linden Arden Stole the Highlights », Veedon Fleece, 74) et les grommellements tout au fond des graves (sur « Listen to the Lion », Saint Dominic's Preview, 72). Dès le début, Van Morrison a pris le risque de déplaire ; il ne sait pas faire autrement. Il ne donne pas dans la musique céleste et le concert des anges, ou dans la représentation épurée d'un au-delà transcendant. Il joue au contraire de toutes les imperfections de son timbre, de ses défauts et de ses fêlures, de ses approximations et de ses limites. Assumant l'immanence. Puisque tout se joue ici bas, avec tout ce qu'implique cet ici bas.
Il est remarquable qu’il ait atteint son but dès 1968, à tout juste 23 ans, sur son deuxième album, le fameux Astral Weeks, chef d’œuvre dans lequel Lester Bangs voyait une expression ultime de la compassion et qu'il n'hésitait pas à qualifier de disque « le-plus-important-de-ma-vie » — avec le White Light/White Heat du Velvet Underground (son exacte antithèse, nihiliste et autodestructrice). Van Morrison réédite l'exploit deux ans après, en 1970, avec Moondance, autre chef d'œuvre régulièrement cité parmi les fondamentaux de la musique folk.
La pochette, comme une icône, annonce la couleur. Lunaire. Le visage nimbé d'une lumière blanche et or. Le regard qui se relève progressivement, habité, dans l'intensité du recueillement. Alors que la tonalité générale d'Astral Weeks était obscure, s'abîmant dans la beauté abyssale des vies déchues, chaque titre qui compose Moondance est un hymne à la lumière, une lune qui brille au fond de la nuit. Le disque est traversé par une inspiration constante, pleine de ferveur et de passion, qui puise aux sources du jazz et de la soul pour s'élever jusqu'à l'ivresse.
Du très grand art. Celui qui n'a pas entendu sa voix sur « Crazy Love » ignore encore ce que le terme douceur peut vouloir dire. Peut-être une des plus belles chansons d'amour jamais écrite. « Brand New Day » est un joyau de soul pastorale, baigné dans l'attente d'une révélation imminente. « Moondance » inaugure un folk jazz sans précédent — extase mystique et amoureuse. De même que les ballades, « Caravan » et « Into the Mystic », des épopées folk dont lui seul a le secret, ponctuées par des envolées vocales puissantes comme les vagues d'un océan.
Tout le monde ne peut pas vivre dans la contemplation médusée de l'infini. Mais Van Morrison fait partie de ces artistes qui ne parviennent à exister qu’à partir d’un certain niveau d’exigence. Le niveau le plus haut d'authenticité, de beauté, d'humanité. Sa musique rappelle que cette aspiration n'est absente en aucun homme. Et que tout est déjà là, simplement, devant nos yeux.
« Well it shines so bright and it gives so much light
And it comes from the sky above »
(« Brand New Day »).
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Créée
le 22 avr. 2015
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