Passage à la maturité

Le Renaud des années 1980 a la bougeotte. Plutôt que d’arpenter le bitume des cités HLM pour raconter une énième histoire de baston, il prend le large avec sa femme Dominique et sa fille Lolita (née en août 1980) pendant six mois. Cette escapade dure jusqu’en mars 1983, puis il gagne Los Angeles où il travaille avec des musiciens accomplis comme le guitariste Albert Lee. C’est là qu’il enregistre son sixième album Morgane de toi, qui marque l’abandon définitif du blouson en cuir et des bottes. Nous avons affaire à un artiste beaucoup plus sage, qui n’a cependant rien perdu de son talent poétique et de son tempérament de feu.

Les qualités de parolier de Renaud sont toujours au sommet, comme l’illustre la rhétorique à tiroirs de « Ma chanson leur a pas plu ». Cette chanson contient quatre petites histoires dans une grande où il illustre l’impossibilité à écrire pour quelqu’un d’autre. Renaud traite tous les sujets avec humour, y compris l’alcoolisme dans « Pochtron » et ses chœurs festifs (soit dit en passant, il aurait mieux fait de se souvenir des conseils de sa femme, sa mère, ses potes et sa gosse par la suite). Mais avec lui, l’humour ne se limite pas aux textes, loin de là. Qu’il s’agisse de singer Cabrel, de faire une annonce débile au micro ou de faire entendre des chœurs africains complètement déplacés mais apparemment convaincus sur « Doudou s’en fout », il trouve toujours ce qu’il faut pour divertir. Des vérités tordantes comme « la mer c’est dégueulasse, les poissons baisent dedans », « les bébés ça ne se trouve pas dans les magasins » ou encore « même si j’étais pédé comme un phoque, moi je serais jamais en cloque » peuplent les titres qui ont l’air les plus sérieux pour s'ajouter aux citations cultes chez les adeptes de Monsieur Séchan. Le meilleur exemple de cet humour décomplexé est sans doute dans « Déserteur », superbe poème pacifiste de Boris Vian revisité par Renaud. Il y développe son hostilité légendaire envers les militaires, sans s'encombrer de figures de style compliquées : « Ils sont nuls, ils sont moches et puis ils sont teigneux ». L'humour peut loger n'importe où, même dans la simplicité.

Quant à l’instrumentation, elle est riche et prenante sur tous les titres mais ne sort jamais de sa fonction de support pour le chant. Cela contribue à faire de Morgane de toi un album de chanson française où les textes sont primordiaux. Les choix d’accompagnement sont judicieux : l’harmonica de « Dès que le vent soufflera » donne une tonalité épique à cette chanson de voyage, quelques orgues ajoutent un peu de majesté aux moments solennels et les pianos enrobent très bien les chansons mélancoliques. Pour l’incisive « Loulou », c'est un rock de garage qui s'impose. Si la meilleure perle de l’album est « Près des autos tamponneuses », c'est aussi parce qu'un lent rythme ternaire et une musique de manège soutiennent le récit de cette aventure enfantine au cours de laquelle Renaud a fait connaissance avec la Pepette. Chaque vers apporte son lot de jeux de mots et d’humour absurde, et c’est en définitive la chanson la plus drôle jamais écrite par Renaud. « J’voulais une glace à la viande, oui mais y en avait plus. Ou alors viande hachée, mais ça coule le long du cornet » : rien que dans cet extrait, amusez-vous à recenser les différents procédés humoristiques employés. Comme pour Gérard Lambert, Renaud composera d’ailleurs une chanson intitulée « Le Retour de la Pepette » pour l’album suivant.

Comme la pochette le laisse deviner, la paternité nouvelle de Renaud a eu une influence notable sur l'évolution de son art. La chanson « Morgane de toi » symbolise ce changement d’état : Renaud en a « marre de [se] faire tatouer des machins qui [lui] font comme une bande dessinée sur la peau » et ses pensées sont entièrement tournées vers sa fille. Dans le même registre tendre, « En cloque » raconte le sentiment d’impuissance de Renaud pendant la grossesse de sa femme. Même dans le timbre de sa voix, on sent qu’on a affaire à un homme ferme et non plus à un gringalet minable. En dépit des blagues, on écoute donc ce qu’il a à dire avec davantage de sérieux. « Déserteur » est ainsi la chanson la plus engagée de Renaud jusque-là : les saillies misanthropiques contre la société et les odes à la bière et à la baston n’étaient pas vraiment engagées, c’étaient plutôt des reflets d’états d’esprit. Avec cet album, on franchit un cap. D’ailleurs, ce qui se rapproche le plus de la « chanson de loubard » offre ici un regard beaucoup plus distant et profond : Loulou n’est qu’un voyou vieillissant qui n’est plus bon à rien et que le chanteur méprise. Une chanson trop méconnue dans le répertoire de Renaud nous fait vraiment percevoir le désespoir amer de certains jeunes des cités : la triste « Deuxième génération ». Cette-ci suscite paradoxalement la tolérance en jouant sur les stéréotypes - si c’est parfois caricatural, c’est pour éviter de tomber dans une position trop misérabiliste.

Cet album s’inscrit dans la lignée des œuvres de Renaud, en continuant tranquillement la transition vers un style de plus en plus adulte sans jamais oublier d’amuser la galerie. La suite sera Mistral Gagnant, et comme il y a un avant et un après « Mistral Gagnant » tant cette chanson est marquante dans la francophonie, on peut voir Morgane de toi comme le dernier épisode d’une longue série passionnante.