Papa, mets la "Doudou s'en fout" , s'te plaît !
C'était une vieille Alpha Roméo bleu-gris... ou une 205 GTI noire et rouge plutôt. Les deux me semblent tellement lointaines.
C'était le mercredi qu'on se voyait le plus souvent. Il n'était pas facile de passer quelques heures ensemble. Le bonhomme vivait à l'envers, un animal nocturne, ce genre de papillon qui prend vie au coucher du soleil et qui passe son temps à se cogner aux lumières artificielles des néons.
Sa vie à lui c'était la nuit; en constant décalage horaire avec les siens, avec le monde.
J'attendais impatiemment ses apparitions hebdomadaires. Accroché au portail en fer forgé de mes grands parents, je regardais au loin passer les voitures en attendant de voir apparaître la sienne. J'attendais comme le prisonnier du mercredi, enchaîné à l'ennui et à la solitude de la maison familiale, que le fracas paternel viennent cogner à la porte et me délivre enfin de ma prison doré aux relents de naphtaline.
La voiture, dans un crissement de pneu que je reconnaissais entre mille, jetait l'ancre devant le portail vert. Juste le temps de me jeter à l'intérieur avec la vélocité d'un braqueur de banques et c'était parti pour ma grande évasion
L'homme n'avait pas l'habitude de trimbaler un lardon à ses côtés, sur les sièges noirs percés de trous de cigarettes de son Alpha Roméo ou de sa 205 GTI, je ne sais plus.
Bien calé sur le siège passager j'étais prêt pour l'aventure.
Une moule à son rocher. Rien ne pouvait m'arracher à l'espoir de passer une bonne journée.
Je voulais faire de mon mercredi banal et tristounet une balade dans l'imprévu, un morceau d'inattendu à saisir comme un cadeau du ciel. Je traînais derrière lui comme un boulet attaché à sa cheville, un boulet aux genoux cagneux et aux cheveux en bataille, l'ombre à taille réduite de son imposante carrure.
Ce n'était pas les parcs de jeux, les terrains de sport ou de quelconques cinoches de quartier que nous parcourions à la recherche d'une activité adéquate pour un môme de huit ou dix piges, mais plutôt quelques bars louches et enfumés, des salles de jeux pas franchement légales et d'autres activités adéquates pour un homme libre et un peu voyou de quarante piges.
Nous parcourions la région à dos d'Alpha Roméo ou de 205 GTI - j'ai oublié - à la recherche de virées improbables dans quelques troquets parfumés à l'anis et au tabac brun. Des êtres étranges et originaux venaient peupler mon mercredi après-midi et imprégner mes souvenirs d'enfant de vapeurs chaudes et alcoolisées.
C'était un monde inédit qui se dessinait sous mes yeux: Des tapeurs de carton à casquettes lovés au fond de l'estaminet semblaient flotter, légers, dans un nuage épais de fumée grisâtre. Des jeux d'argent dissimulés dans de belles bornes d'arcades estampillées "Pacman" ou "Space Invaders" où quelques truands sur le retour jouaient leurs derniers biffetons et offraient les restes de leur dernier casse à la bouche vorace de cet enculé de Pacman. Des demi-putes vieillissantes et trop maquillées accrochées à leur verre de Suze comme à une bouée de sauvetage, roulant, tanguant, avant de s'échouer lourdement sur une banquette poussiéreuse.
C'était aussi des hommes voûtés, fatigués, les yeux plantés au fond de leur verre de jaune cherchant leurs années perdus entre les glaçons; des vieux oubliés du monde et des jeunes inconnus de tous accoudés au même comptoir, une humanité à taille réduite fleurant bon le Ricard et le tabac froid, se regardant dans le même miroir sale.
C'était en allant de troquets enfumés plein de pétanquistes avinés, en "cazingue" clandestin farci de joueurs de Poker hébétés à bord de sa 205 GTI noire, (Je crois bien) que je l'ai entendu pour la première fois.
Une voix un peu fausse, un peu lasse, aux accents de titi Parigot qui détonait dans cette voiture habituée aux chants graves et virils de Michel Sardou et autres Serge Lama. Des rythmes entraînants et qui accrochent l'oreille instantanément surprenaient mes tympans enfantins et quasi vierges.
Mais ce sont les paroles, les mots, qui frappèrent avec la violence d'une claque dans la gueule mes pauvres esgourdes débutantes. Des mots comme je n'en avais encore jamais entendu, des mots que je comprenais, des mots qui voulaient dire quelque chose et qui se sont agrippés à ma mémoire pour ne plus en sortir.
Pour être tout à fait franc, ce sont tout d'abord les gros mots qui ont attirés mon attention. " Putain, merde, con..." et tout un florilège d'injures inédites balancés avec un naturel désarmant venaient faire pétiller mes yeux de sale môme. Des gros mots, mais aussi de l'argot, du verlan. Des mots simples, connus, communs, prenaient de nouveaux atours, des allures d'aventures et de modernité.
Une banale "Maison" devenait "une piaule" ou "une turne"; une "femme" par la magie de cette nouvelle langue devenait "une gonzesse", "une minette" ou "une meuf". Un nouveau monde se dessinait devant mes yeux. Je découvrais une nouvelle langue qu'instinctivement je connaissais. J'apprenais le sens, les fines différences et la subtilité de ce nouveau langage; je redécouvrais ma langue. J'étais devenu bilingue en argot.
Les trajets sinueux de bistrots à bistrots me paraissaient tout de suite moins long. Assis sur le siège passager, sans ceinture évidemment, je m'occupais dorénavant du choix musical en gérant le Pioneer du vieux, virant sans ménagements les Sardou, Lama ou Cabrel pour m'injecter comme une drogue brûlante des chants de marins revisités (Dès que le vent soufflera), des chansons à boire hilarantes (Pochtron), des instantanés musicaux sur une société en mutation (Deuxième génération)ou quelques morceaux Rock bien sentis (Loulou). Et toujours ces mots. Ces mots qui me parlaient directement, qui me racontaient des choses, qui me semblaient si proches. Ces mots que nous chantions ensemble, le poste à fond, les fenêtres ouvertes sur un été torride.
Des moments aussi rares qu'intenses, gravés au fer rouge dans ma mémoire défaillante.
Une madeleine musicale aussi puissante et nostalgique que celle de l'ami Marcel. Un disque mémoriel, une galette commémorative dans ma discothèque cérébrale, qui continue à me cracher des bouts d'enfance, des fragments d'innocence à la gueule dès que me vient l'idée de le réécouter.
Des touches de couleurs chaudes directement sorties de ces 80's décomplexés venaient colorer ce ciel plus terne des années 2000, rajouter de la lumière à mes souvenirs lointains.
C'est à un sublime retour vers le Passé, un retour vers la douce nostalgie d'un temps jadis embelli et radieux que m'emmenait cet album dès que claquaient les premiers accords de guitare sèche et le célèbre "...C'est pas l'homme qui prend la mer..." .
Je mettais ce disque dans le poste de ma voiture, me lovais confortablement au fond de mon siège et le Passé resurgissait comme par magie. Je revoyais cette lumière si particulière, ces couleurs un peu délavées. Je sentais comme à la première fois ces odeurs d'été si particulières, ces senteurs de monoï ou de fritures qui envahissaient à nouveau l'habitacle. J'étais reparti en arrière.
C'est une tape sur l'épaule qui me fit redescendre sur la terre de 2016. Une tape et une jolie petite voix qui me demandait gentiment:
Papa, mets la "Doudou s'en fout" , s'te plaît !