Je m'aperçois que nous ne connaissons rien de soi-même, ni nos pensées, si nous en avons, ni nos goûts, ni notre vraie couleur de notre peau dans cet hôpital de vie où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Pendant cette journée durant laquelle je fus prostré par de misérables transports, l'écoute de l'album de Kendrick Lamar me tenait prisonnier de mon trouble. On a beau professer que chaque individu, aussi infime soit-il, fait usage raisonné du bonheur. Je ne le crois pas et sans cesse je m’obstine à penser que les gens heureux gâchent leur vie et que ce gâchis nous prédispose à péricliter le temps, c'est cela leur soi-disant bonheur.


Mr Morale and The Big Steppers se veut spirituel, dans les nuages, habitacle de l'Espérance, vaisseau des Extases. L'album demeure certes sibyllin pour la masse spongieuse des auditeurs rap, néanmoins ne vous méprenez pas, car par delà les oripeaux, les symboles exotériques n'ont rien en commun avec le mysticisme ; en ceci qu'ils ne sont que l'effet d'une ignorance comparable à celle d'un homme qui, selon l'expression proverbiale hindoue, « prend une corde pour un serpent ».


Avec opiniâtreté, j'admets que le rap pourrait être une façon de stupre aux yeux lacrymaux (s'ils le savaient !) de ces auditeurs, qu'elle serait une tare de mort contre laquelle il faudrait implorer l'humectage pénitentiel et le coup de massue subtil d'un repentir majestueux. Dans une conjoncture où Hannah Arendt avance que le média est le message, le rap a comme plafond de verre lui-même.

Auquel cas il est nimbé de confesseurs, soupiré de Dieu flagellé, couronné d'épines de Joie et auréolé d'exhalaison marmoréenne, le rap a cette limite qui s'exprime de la manière la plus concrète en ceci qu'au lieu de chercher à s'élever à la Vérité, prétend la faire descendre à son niveau ; c'est sans doute la raison pour laquelle il en est tant qui suppurent de manière acariâtre un chant sans jamais réellement dépasser l'ordre rationnel, faisant appel à aucun principe supérieur, et lorsqu'un dédit artiste est vendu comme « philosophe », il n'est rien d'autre fait que d'équivoques et de questions mal posées. Par voie de conséquence, on minimise l'Extraordinaire duquel on s'en contente d'assigner une place bien délimitée et aussi étroite que possible ; en somme quelque chose qui n'a aucune influence sur le reste de notre existence.


Du reste, je précise sans grandiloquentes formules que la mission de Kendrick Lamar est volontiers louable. Je le place sûrement parmi la petite chapelle de rimeurs bâtie sur des hauteurs altissimes, à des distances infinies de cette foire du rap ; et j'espère que notre polygraphe illustre trouvera une redingote de sagesse séante contre les méchefs de la vie. Déposition faite, gardons dans chaque interstice de notre esprit que la Parole structure notre âme comme l'amour du parent structure l'enfant et que selon cette relation, comme dirait Huysmans : "du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas."

LanaDelKhey
5
Écrit par

Créée

le 18 mai 2022

Critique lue 669 fois

4 j'aime

3 commentaires

LanaDelKhey

Écrit par

Critique lue 669 fois

4
3

D'autres avis sur Mr. Morale & the Big Steppers

Mr. Morale & the Big Steppers
Tricia_Takanawa
1

La Fouine vs Laouni

Attention, critique assassine mais je vais tenté d'être correct.Déjà, l'album se veux être (à en croire la démarche et les critiques) en avance musicalement sur son temps (comme pour damn et les...

le 15 juin 2022

10 j'aime

Mr. Morale & the Big Steppers
Aur3l
9

King is Back !

Le statut de Kendrick est très particulier.Cet homme a sorti deux des plus grands albums de hip-hop des années 2010 (GKMC et TPAB) et a connu un succès mondial grâce à ces classiques. Ses flows et...

le 13 mai 2022

7 j'aime

Mr. Morale & the Big Steppers
LanaDelKhey
5

Là-bas mais a vau-l'eau

Je m'aperçois que nous ne connaissons rien de soi-même, ni nos pensées, si nous en avons, ni nos goûts, ni notre vraie couleur de notre peau dans cet hôpital de vie où chaque malade est possédé du...

le 18 mai 2022

4 j'aime

3

Du même critique

LMF
LanaDelKhey
2

l'antisystème du système

Le mot "subversif" a été galvaudé de manière à nous paraître qu'un simple apparat ou un colifichet quelconque lorsqu'il est chanté par un artiste quelconque. Freeze Corleone est l'un de ces artistes...

le 12 sept. 2020

23 j'aime

28

L'Amour et la Guerre
LanaDelKhey
1

Julien Rochedy, mon passable petit cochon

L'âme est située si près de Dieu que le mot pauvre est une expression d'amabilité forte. Quand le cœur se tue de compassion et d'amour, en ces moments auxquels on ne peut presque plus retenir ses...

le 24 juin 2021

20 j'aime

22

TheKAIRI78
LanaDelKhey
10

when its pelouse its match

Les turpitudes récentes de TheKairi78 sont madrigalesques, virginales, liliales, voire sibyllines pour ceux qui ne sachent aimer une âme. Quoiqu'en disent les corbeaux de la sainte morale. Dès lors...

le 18 août 2020

14 j'aime

1