Celui-là, je me suis dit que je lui laisserais du temps. Le temps de grandir un peu avec moi, qu'on apprenne à se connaître, sans être pressés par l'urgence de devoir rendre compte de la dévastation existentielle d'un homme dont la musique me touche au cœur et qui a perdu sa femme. Le temps que ce Now Only, à la pochette recouverte d'images évoquant des souvenirs qui ne sont pas les miens, devienne autre chose que l'objet d'une analyse, qu'il devienne un peu sa propre chose et que l'on se donne l'occasion de faire corps ensemble. Le temps qu'il gravite autour de moi, que je gravite autour de lui, que j'abandonne mes velléités impérieuses et névrosées de tout dire d'un disque. Non, je ne dirai pas tout, j'essaierai de dire un peu, juste l'essentiel, ce sera déjà beaucoup ; c'est déjà trop long.
Ce temps, ces 4 mois, je les aurai aussi passé à comprendre un peu mieux pourquoi Phil Elvrum m'émeut tant (et ça ne date pas d'hier). Phil, par sa petite voix qui touche un justesse au delà - ou en deçà - d'une note bien placée, par sa sensibilité studio attentive aux précieuses imperfections, attachées à capturer les recoins de la pièce pour y plonger celui qui l'écoute, par l'audace joueuse de ses compositions imprévisibles, par l'ambition qui le pousse à toujours tenter de nouvelles choses tout en gardant une oreille toujours tournée vers la nature, l'autre sur son propres pouls ; Phil disais-je, parvient toujours à convoquer une atmosphère habitée d'une présence. La trace d'un être humain, là avec nous grâce à la simple magie des ondes acoustiques. Sans doute est-ce en partie pour cela que sa musique nous pénètre avant tant d'intensité depuis qu'il s'est donné la mission de chanter en s'adressant à sa femme, en convoquant sa présence de toutes ses forces. Bien sûr, et il le reconnait volontiers lui-même, il ne s'agit pas de Geneviève mais d'un fantôme qu'il invente de toute pièce à partir de ses souvenirs, "some untrustworthy description in my memories", mais quelque chose nous parvient, et la présence de cette chose nous enveloppe avec d'autant plus de force que Phil apporte une myriade de détails et d'arrangements.
Tenez, puisqu'on y arrive doucement ; parlons "musique" un instant. Parlons de cette guitare au picking instinctif et maladroit, mais véloce et imperturbable, parlons de cette distorsion qui vient signer l'inéchappable pesanteur du monde et du temps alors que Phil se retrouve pris de vertige existentiel (la peur d'avoir mis une fille enceinte dans sa jeunesse sur "Distortion", la saturation l'accompagne lourdement jusqu'à ce qu'il apprenne qu'elle a de nouveau ses règles : "... and I went back to being 23"), parlons de ce piano délicat mais affirmé qui entre en scène lorsque Phil évoque le fort caractère de la fille de Jack Kerouac dont le parcours lui rappelle celui de Geneviève, comme pour chanter à leur place. Parlons encore de l'arrivée de la batterie sur des instrumentations rock qui débarquent soudainement pour souligner une blague ou l'absurdité d'une situation (le refrain doux-amer hilarant-déchirant de "Now Only", les décharges électriques épisodiques, presque comiques de "Earth"). Ces seuls instruments racontent une histoire bien à eux. Cette richesse instrumentale retrouvée, après l'ascèse de A Crow Looked at Me, sonne les retrouvailles de dimensions qui s'étaient partiellement refermées. Sur "Tintin in Tibet", lorsque la guitare acoustique s'emballe soudainement, c'est toute une avalanche de souvenirs qui se déversent, comme si les vannes avaient été trop longtemps closes. Phil s'autorise à revenir sur sa vie avec Geneviève, son enfance, avec une tendresse qui exsude partout, dans la moindre de ses inflexions vocales. Sa machine à tisser du lien travaille à toute berzingue, comme si elle n'avait jamais été rouillée par les affres de la perte, et il en va de même de son don pour les métaphores.
Après ACLAM c'est le jour et la nuit ; la vie afflue de part et d'autre de Now Only. Et c'est tragique, car si la douleur devient nébuleuse, avec elle la présence de Geneviève s'estompe elle aussi naturellement, reléguée à l'état de pur souvenir, avant de s'incarner comme le chante Phil sur "Crow pt.2", dans l'Univers tout entier. Elle se fond petit à petit dans toutes les choses qui l'entourent ; pour peu que Phil le souhaite, il peut la voir partout, pas juste dans un corbeau qui croise son regard mais aussi...
But when I'm trying to I see you everywhere, in plants and birds and in our daughter, in the sun going down, coming up, and in whatever, in the myths that use to get told around the fire, where a seal's head pokes up through from underwater, crossing a threshold between two worlds, your and mine, we were sketeltally intertwined once...
Je... je ne voulais pas citer tout ça, seulement les premiers mots. Le reste s'est écoulé tout seul, dur de s'arrêter une fois qu'on a commencé. Même Phil se laisse parfois emporter par son envie de trouver dans ses chansons un endroit où parler à Geneviève, allant jusqu'à s'imaginer sur "Earth" devenir lui aussi un simple fragment minéral, un rocher au fond d'un lac s'érodant paisiblement en attendant de devenir poussière lui-même et rejoindre sa bien-aimée. Cette même "Earth" où il observe sa propre curieuse distanciation du réel, où tout n'est plus que "compost ou mémoire" : la terre retourne à la terre et chacun sera à sa mort transformé en une matière organique utile à quelqu'un d'autre dans le règne du vivant. Et cette scène terriblement imagée où il retrouve des fragments d'os remontés à la surface et les contemple pensivement, d'une manière étrangement détachée, avec toujours cette tendresse diffuse, et un curieux soulagement.
Geneviève se dissout dans l'Univers, ce faisant elle libère Phil de son emprise. Il s'ouvre à nouveau à un monde qui reprend des couleurs, même si l'on ressent douloureusement les fourmis dans nos jambes. Il s'attache tout de même à chanter l'inchantable, l'inarticulable, dans un mouvement paradoxal de va-et-vient entre la résignation, l'apaisement, le refus de la laisser partir et l'acceptation tendre de sa lente disparition, et l'occasion saisie de la saluer une dernière fois en lui déversant son amour par la voie des notes. Et moi, qui n'ai rien à faire là dedans, moi qui pourrais aussi bien me sentir agressé par tant d'impudeur, moi je me laisse bercer par ces pages évanescentes d'un journal intime devenu autant le mien que celui de Phil. Non pas parce que j'ai la moindre idée de ce que lui ressent, loin de moi cette présomption malavisée ; mais simplement parce que la musique qui entoure chaque seconde et chaque mot suffit à me faire sentir une présence humaine, même diffuse et intangible, qui n'appartient qu'à moi. C'est tout, et c'est suffisant.
Je l'avais bien dit que je parlerais trop... il est grand temps de la laisser parler elle, cette musique. Et moi de me taire à jamais, l'oreille tendue pour espérer capter ne serait-ce qu'un mince filet de cet "écho discret dans le grand vent".
Chronique provenant de XSilence