En 1995 le Wu-Tang Clan a déjà entamé son plan infaillible pour prendre d'assaut les charts du monde entier. Deux de ses membres sont déjà bien avancés sur l'échiquier du rap américain et sont bien décidés à ne laisser aucune retraite possible à leurs adversaires. Avec son album certifié platine pour avoir dépassé le million de vente, Method Man profite du succès bien mérité de "Tical", lui qui a été le premier à se lancer dans le grand bain. Suivi du déglingué Ol' Dirty Bastard et son non moins dérangé "Return to the 36th chambers : The dirty version" qui malgré la démence ambiante, a réussit à atteindre le disque d'or. Jusqu'ici, le plan presque militaire de RZA marche à merveille, lui qui est aux commandes de chaque projet estampillé du clan de Staten Island et qui ne perd pas une miette de l'avancée de ses disciples shaolins.
N'ayant pas encore goûté à l'adrénaline et au risque que représente un album solo, Raekwon se lance alors à l'aventure tel un samouraï se lance dans sa première bataille. Après avoir attendu son heure, il est décidé à être le troisième à profiter de l'offre qui avait été conclue avec le label Loud Records. Pour mémoire, cette offre avait été proposé par le label afin de pouvoir signer les 9 membres ensemble et qui avait pour but de les laisser signer en solo où ils le désiraient par la suite. Cette offre avait été un véritable coup de génie pour le label puisqu'elle avait permis au désormais culte Enter the Wu-Tang : 36 Chambers de voir le jour.
Le trio alors composé de Method Man, Ol' Dirty Bastard et de Raekwon n'est alors pas très loin de ressembler à celui de "Le Bon, La brute et le cinglé" de Kim Je-woon. Sauf que Raekwon, comme ses deux compères avant lui et les autres qui suivront comme GZA ou Ghostface Killah ne se sent pas à l'aise dans les habits du simple rappeur des quartiers défavorisés de New-York. Il voit plus loin et pousse donc son imagination au-delà des limites pour se créer les siennes. Raekwon ne veut juste pas être celui qui raconte des faits, il veut en être l'acteur principal, celui qui en tire tous les bénéfices.
Si Method Man est très porté sur la fumette, et avait décrit un univers à la fois sombre et loufoque, Ol' Dirty Bastard un monde tout droit sorti de son esprit torturé et fou, Raekwon souhaite se mettre en avant comme s'il était l'acteur principal d'un film. Il va alors se créer de toute pièce un personnage fait sur mesure, tout droit sorti des films, livres et histoires vraies portant sur l'univers du crime organisé, notamment la Mafia. A l'équipe vient s'ajouter forcément RZA, qui comme pour les deux albums précédents, aura l'exclusivité sur la production de la musique de cet album. Qui d'autre que lui pour comprendre et surtout répondre à l'ambition grandeur nature de Raekwon. Plus qu'une ambition, le rappeur a décidé de laisser place à ses fantasmes et décide plus que tout de les voir s'exaucer. Après avoir trouvé le rôle qu'il souhaitait incarné, son réalisateur fétiche, il ne manque plus que le personnage qui l'accompagnera dans ses péripéties. Ghostface Killah, son compère du Wu remplira ce rôle, pouvant être qualifié de guest-star comme mentionné sur la pochette de l'album. Leur complicité pouvait déjà être observée sur le premier opus du Wu-Tang, et c'est également en dehors du rap que les deux s'entendent le mieux. D'ailleurs il serait réducteur pour Ghost de le comparer à un simple second rôle tellement sa présence, son charisme et son talent transparaissent sur chaque titre, quitte à ce que les compères ne fassent plus qu'un.
Avec une telle ambition cinématographique, RZA a du encore se surpasser pour produire une ambiance qui correspond exactement aux récits de Raekwon. A tel point que l'on se demande si l'homme a vraiment des limites voire même s'il est humain. Comme ce besoin de rester dans son studio personnel et d'y rester presque en autarcie totale, tel un ermite, ne voyant presque plus la lumière du jour. Se rapprochant encore plus du rôle du réalisateur, qui peaufine avec une grande précision chaque plan, se repassant encore et encore des heures de rushs. Si l'on retrouve ce qui a fait sa popularité soit un extrait de film de kung fu - ici "Shaolin vs Lama" de Alexander Lo sur "Guillotine (Swordz)" - on retrouve surtout des extraits du film "The killer" de John Woo. Signe que si Raekwon n'abandonne pas son amour pour ce type cinématographique, c'est vraiment du côté des gangsters modernes qu'il puise son inspiration, comme le confirme cet extrait sorti du "Scarface" de Brian de Palma placé au début de "Criminology".
Le travail de production sur Only Built... est sûrement le meilleur que RZA ait fait sur un projet du Wu. De nombreux titres sont comme habités, vivant, telle une scène d'un film qui marque à vie. A force de les écouter, l'auditeur décèle chaque détail, un peu comme lorsqu'il scrute chaque recoin d'un plan au cinéma. "Knowledge God" démarre par un Rae qui sniffe de la cocaïne, pour venir avec des violons inquiétants, avant que les boucles de piano assènent un coup derrière la nuque de l'auditeur par son ambiance oppressante. "Criminology" commence sur les chapeaux de roues avec un extrait de "Scarface" pour continuer sur une succession de note de piano qui se répètent inlassablement, comme pour exprimer la démence. "Glaciers of Ice" avec ses bruits d'explosions et de coups de feu donne l'impression de se trouver au milieu d'une fusillade, c'est presque si l'auditeur n'avait pas le réflexe de se baisser pour esquiver les balles. La pièce maîtresse du travail de RZA demeure "Rainy Dayz", comme meilleure production de l'album mais aussi comme l'un des meilleurs travail du chef d'orchestre, toute collaboration comprise. Raekwon y compte son quotidien dangereux avec Ghost dans des affaires louches et son attention de ne pas y mourir pour rapporter de l'argent pour sa femme incarnée par la chanteuse affiliée au Wu, Blue Raspberry. Si l'album est un film, alors "Rainy Dayz" est un court-métrage à lui tout seul. Entre les bruits de tonnerre, la pluie, les cris des corbeaux, ces violons sublimes, ce bruit strident par moment, et la voix sublime de Blue, l'auditeur est transporté aux côté de Ghost et Rae dans leurs galères quotidiennes. RZA réussit à donner vie à des compositions même sans l'histoires contée par les deux collègues. Le morceau est du genre à être redécouvert à chaque écoute, réinterprété selon son humeur, sa sensibilité. S'étirant sur 6mn 02, RZA réalise un titre parfait, se rapprochant vraiment du travail d'une musique de film, pas étonnant que Quentin Tarantino fasse appel à lui des années plus tard pour la B.O. de ses films.
Car si Rae souhaite construire son album comme un film, il lui faut un scénario. Il choisit alors l'histoire d'un gangster des temps modernes, au quotidien fait de deals de drogues, de matérialisme exacerbé, de règlements de comptes, le tout du champagne hors de prix dans la main droite, et un Uzi dans l'autre. A l'image d'un Tony Montana le nez dans la coke, armé jusqu'aux dents, grossier, violent, paranoïaque et surtout désabusé par toutes les horreurs qu'il a vu et qu'il faut pourtant franchir pour survivre. La particularité de Raekwon sera donc de décrire des histoires en revêtant le costume d'un ponte du milieu, tout en faisant le parallèle avec son propre vécu et ce qu'il observe encore autour de lui. Alors que plusieurs rappeurs se retrouvent piégés à leur propre jeu ou finissent par se caricaturer eux-mêmes en allant trop dans l'excès d'une vie qu'ils ne vivent pas vraiment, le rap de Raekwon marque la limite immédiatement. L'auditeur écoute Only Built 4 Cuban Linx... comme il regarde un film, la séparation entre le réel et la fiction est donc présente et palpable. Les récits de Rae certes sont racontés pour coller au plus proche de la réalité possible, mais le filtre de la musique de RZA et les interprétations des rappeur-acteurs racontant des faits tous plus gros les uns que les autres, fait effet lors de chaque écoute.
Cette frontière entre le réel et la fiction est au coeur de la musique que Rae propose sur ce premier album. Critère d'ailleurs respecté par tous les membres du Wu venus apporter leur aide puisque tous joueront un rôle qui n'est pas le leur, se libérant ainsi de toute limite. Seizième titre de l'album, "Wu-Gambinos" est surtout l'un des plus importants des dix-huit, à l'influence encore plus grande qu'il n'y paraît, et pas seulement car il réunit tous les membres du Wu pendant 5mn 39. Le nom de Gambino est bien réel, et représente le nom d'une des cinq familles de la Mafia new-yorkaise de l'époque. Rien que cette symbolique colle plutôt bien à l'idée de gangsters et de famille mafieuse que Rae transpose sur son album, mais l'idée des surnoms que l'on se donne dans ce milieu plaît au rappeur. Pour pousser encore plus loin son concept sur Only Built... il demande à ses compères de choisir un surnom qu'ils utiliseront sur cet album, devenant ainsi eux-mêmes des acteurs ayant chacun leur rôle dans le scénario qui se dévoile au fur à et mesure de l'écoute de l'album. Ghostface Killah devient alors Tony Starks (Le personnage derrière l'armure d'Ironman, d'ailleurs Ghost gardera cet alias pour le nom de son premier album à venir un an après), Method Man choisit Johnny Blaze (Le personnage de Ghost Rider), Masta Killa se renomme Noodles, GZA est Maximillian (ces deux noms viennent du film Once Upon a Time in America), ou encore Inspektah Deck est renommé Rollie Fingers. Avec tous ces alias, Raekwon crée alors une famille parallèle qui vivent ensemble des aventures du monde du crime. Chacun peut donc se laisser aller à son imagination tout en gardant leurs caractéristiques et leurs particularités. Raekwon choisira lui de porter le nom de Lou Diamonds, pour le nom du producteur français de champagne de luxe Cristal, appelé Louis Roederer.
Personne ne peut dire si Raekwon avait en tête l'influence que son idée allait alors avoir sur des générations entières de rappeurs, alors que lui même tenait sa manière de raconter les faits et de rapper ainsi de Kool G Rap dans les '80s-'90s. Une chose est sûre, encore aujourd'hui Rae peut s'amuser à compter les rappeurs qui volontairement ou non ont su hériter de sa musique. Des grands noms tels que Jay-Z, Nas, The Notorious B.I.G. ou plus récemment Rick Ross, voire même des noms comme Vinnie Paz ou Ill Bill. Tous ces rappeurs ont à un moment ou un autre usés et abusés d'alias, correspondant parfois à une certaine période dans leur carrière. Comme Nas qui dès son deuxième album It Was Written sorti un an après sa collaboration sur Only Built 4 Cuban Linx... (sur "Verbal intercourse") a pris le nom de "Nas Escobar" soit l'un des plus gros noms du milieu de la drogue. En mettant en avant cette façon de rapper et d'incarner un personnage plutôt que soi-même, Raekwon a ouvert de nouvelles portes pour de nombreux rappeurs qui ne demandaient qu'à les emprunter pour se libérer de toute contrainte. Sans limiter ou mettre ce style du membre du Wu dans une case, il pourrait porter le nom de mafioso-rap, ou en tout cas, c'est bien lui qui l'aura immortalisé et incarné pour de bon avec ce Only Buil 4 Cuban Linx...
Si il y a l'envie d'un véritable scénario, on ne peut pas dire non plus que les morceaux suivent un fil rouge, ni une idée linéaire. L'album est plutôt une succession d'épisodes qui arrivent à ce ponte de la drogue qu'est Raekwon ainsi qu'à son comparse Ghostface Killah. Ce n'est pourtant pas un défaut, mais bien un point fort, permettant à chaque morceau de briller encore plus et de permettre de constater le talent de storyteller des deux compères. Si Raekwon s'était déjà fait remarquer pour plusieurs couplets de qualité sur Enter the Wu-Tang : 36 Chambers, Ghost était peut être resté un peu plus en retrait mais avait tout de même montré qu'il avait du talent à revendre. Sur Only Built... les deux explosent dans leur style et brillent de mille feux lorsqu'ils prennent la parole alors qu'on imagine autour d'eux un paysage dévasté par les fusillades, les douilles jonchant le sol, la coke entre les narines de Rae, et l'odeur de la fumée et de la poudre des armes à feux. Les titres portent d'ailleurs des noms limite poétiques pour décrire un monde de violence, comme "Glaciers of Ice" ou "Ice Water" soient deux termes pour exprimer la drogue, mais qu'importe, on visualise déjà le bleu de la glace resplendir au soleil, tel un prisme laissant voir des couleurs. Même le thème des femmes est exprimé à travers le titre "Ice Cream" où Rae, Method Man, Ghostface et Cappadonna (membre affilié au Wu) parlent des différents types de femmes comme de différents parfums de glace. Si la violence, les meurtres, la drogue, sont bien présents dans les morceaux, il y a une manière chez Rae de les mettre en valeur, de les embellir pour qu'ils ne paraissent plus si laids. Tel un ponte de la Mafia qui ne réalise ses méfaits finalement que pour l'appât du gain ou parce que ce n'est finalement que la seule chose qu'il sache faire de sa vie, et qu'il s'y est accommodé. L'auditeur imagine alors Rae assis à son bureau en or, des bagues en diamant à tous les doigts et du champagne or de prix à ne plus savoir quoi en faire.
Si cette scène rappelle aux amateurs de cinéma la scène finale du "Scarface" de Brian de Palma, ils savent aussi comment cela se finit. C'est pour cela que Rae et Ghost se réunissent à la fin de l'album une dernière fois pour exprimer leurs sentiments face à tant de sang versé, de violence exacerbée et de luxure obsolète. C'est avec le dernier morceau, le bijou "Heaven & Hell" que tout l'album prend son sens et se clôt d'une manière des plus logiques. Les deux collègues déposent les armes et se repentissent comme pour mieux expier leurs pêchés, bien décidés à abandonner cette vie. Sur un magnifique sample de l'orgue de "Could I Be Falling In Love ?" de Sly Johnson, les voix des deux caïds ne font plus qu'une pour n'exprimer qu'une seule chose, la rédemption. Même si Raekwon vit dans un film, il sait que la frontière entre fiction et réalité peut être friable et préfère se repentir plutôt que de faire sombrer son personnage encore plus dans l'excès. Il n'est pas dupe, lui qui connaît par coeur les films sur le milieu du crime et des gangsters, sait que ça finit toujours mal à la fin. Il se sait aussi porteur de message, une figure désormais publique, qui s'il s'inspire de ce qu'il a vécu, n'est pas non plus là pour le glorifier. Une position mature de la part de Rae, qui montre bien la frontière entre la musique et la vraie vie, entre cinéma et le quotidien de milliers de jeunes qui connaissent eux, cette galère tous les jours.
A ambition démesurée, album grandiose. Only Built 4 Cuban Linx... est à l'image du surnom et de la vie que Rae s'est imaginé, brillant et dur comme un diamant. Chaque morceau est resplendissant comme chaque face de la pierre précieuse et forme une entité incassable qui continue de briller avec le temps. En traitant cet album d'une manière si remarquable, Raekwon a su tirer le meilleur des personnages des films qui l'ont inspiré tout en y insufflant sa personnalité. Et peut être que depuis, lorsqu'il regarde les péripéties de Tony Montana, un sourire se dessine sur son visage, car avec ce premier album, il sait que le monde est à lui.