Il va se calmer tout de suite, le gratte-clavier, et écrire gentiment sa petite critique. Il va reprendre son souffle et ses esprits, sans baisser sa garde, ni sombrer dans la mélancolie abyssale de ces chansons hors du temps.
Non, parce que là, franchement, c'est trop pour un seul homme. Un vrai traumatisme. « Abyssal » n'est pas encore assez profond pour décrire la douleur infinie qui se dégage de cet album. Une musique qui interrompt immédiatement toute activité. Impossible de l'écouter en faisant quoi que ce soit d'autre. Impossible de ne pas être happé tout entier, de ne pas y laisser chaque parcelle de peau, l'une après l'autre, jusqu'à l'os. Car on atteint ici la quintessence de la tristesse. A faire pleurer les plus endurcis, à mettre à genoux un régiment complet de légionnaires. Lorsqu'une expression aussi emphatique que « toute la douleur du monde » commence à prendre du sens, on se dit que le disque en question n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus recommandé pour susciter la joie à l'intérieur des âmes.
Selon un préjugé ancien et répandu, il n'y aurait pas de création heureuse. Toute grande oeuvre serait le fruit de la souffrance humaine. L'art comme consolation ? Et même, comme réparation, thérapie et tout le toutim ? Peu importe la validité de ces théories, ce qui est sûr, c'est qu'on ne pourra pas compter sur ce disque pour en fournir une antithèse. Certes, Townes Van Zandt n'a pas connu une vie des plus heureuses. Pas la franche rigolade, ça non. Plutôt une longue suite de peines ininterrompue. Il a vécu dans une misère dont il répugnait à s'extraire, se contentant de logements pour le moins modestes (caravane de fortune, maison sans eau ni électricité), abonné à l'alcool et à la drogue, manifestant des troubles du comportement, des états dépressifs avancés. Tu m'étonnes que sa musique soit déchirante. Définitivement brisée. Et d'une beauté inouïe.
L'un des albums peut-être les plus sous-estimés de l'un des songwriters peut-être les plus sous-estimés de l'un des genres peut-être les plus sous-estimés de l'histoire des musiques populaires : le genre country, ou plutôt country-folk. Voilà toute l'affaire. Une cause perdue. Il faut avouer qu'avec un titre pareil, Our Mother the Mountain... (et pourquoi pas Notre Papa la Plaine), ce garçon, ignoré du grand public pendant de longues années, en dépit de ses succès d'estime, n'a clairement rien fait pour arranger son cas. Oh et sa tronche sur la pochette, une sorte de cowboy intello, un binoclard du far west. Qui pourrait avoir envie d'écouter un gus aussi improbable ? ... Pourtant, il faut le dire, même si l'on n'est pas à la hauteur pour le dire comme il faut, ces chansons sont parmi les plus poignantes jamais entendues sur cette pauv' terre. Qu'est-ce qui l'a tellement blessé cet homme ?
Une poésie folle émane de tout le truc. Du folk au niveau des meilleurs. Oui, c'est ça, aussi bon que Dylan ou Neil Young. Bon sang, même contre beaucoup d'argent, autant que vous voudrez, même sous la torture, même si on me forçait à traverser le Colorado ou le Texas sur les genoux, je ne lâcherais pas. Je maintiens que c'est un foutu chef d'oeuvre. Et que je sois maudit si je me dédis. Il y a des violons, de la guitare, de l'harmonica, de la flûte..., et par-dessus tout, cette voix qui trébuche, qui tremble, qui se serre au fond de la gorge, s'étrangle mais s'accroche quand même, pour tenter de mener la chose jusqu'à son terme. Pour réussir au moins à finir la chanson. La suivante, on verra... parce qu'on est en droit de se demander à chaque instant si le gonze ne va pas clamser avant le dernier refrain.
« Kathleen », « St John the Gambler », « Second Lovers Song »... des chansons rendues inhumaines par trop plein d'humanité, par resserrement et écrasement du coeur. Pas un seul titre qui affaiblisse l'ensemble (le premier, juste un peu plus banal). L'album est sidérant, voilà ce que j'en dis. Alors surtout, surtout ne l'écoutez pas. Jamais, vous entendez. Jamais. Sinon sortez les mouchoirs.