Overkill
7.7
Overkill

Album de Motörhead (1979)

Hé petit, tu aimes les disques de Motörhead ? Ne réponds pas bêtement oui. Tu sais qu'aimer Motörhead suffit à faire la différence entre les vrais hommes et les petits garçons ? Mais as-tu sérieusement écouté cette musique, c'est-à-dire à fond les potards ? Il y a des disques qu'on ne devrait jamais accepter d'entendre en dessous d'un certain volume. Celui-là en fait partie. Va falloir être à la hauteur, petit.


Sache que ce disque a été entièrement conçu pour te découenner le système auditif jusqu'au trognon, pour te désosser les conduits tympaniques, te pulvériser les pavillons, te retourner les orifices. Une musique qui ne va pas simplement te tuer, mais te over-tuer. D'ailleurs, c'est le nom de l'album, Overkill. Dès le premier morceau, bang, prends-toi ça : intronisation de la double pédale de grosse caisse dans ta face. Autant dire qu'un troupeau de bisons en rut va te passer sur le bide au pas de charge, et même refaire un passage au cas où tu n'aurais pas pigé. Tu vas regretter d'être venu. Imprudent garçon.


Ça te fait marrer quand papa débite des conneries badass au kilomètre ?


Recule malheureux ! Recule ! Ne sens-tu pas les lourdes vapeurs hormonales qui s'échappent de cette masse sonore, sauvage, animale ? N'as-tu pas compris comment la bête pourrait très concrètement les exprimer à ton encontre ? On ne se frotte pas impunément à tant de brutalité. Motörhead, moteur à hormones... Pas les hormones de ta verte jeunesse, qui s'emballent à tout propos, mais celles des hommes mûrs et sûrs d'eux-mêmes. On dit souvent que le rock 'n' roll est affaire d'adolescence, mais regarde bien Lemmy : c'est un homme. Quand il avait ton âge, Lemmy était déjà un homme. Il l'a toujours été. Lemmy is the man, petit.


Maintenant suffit. Papa pourrait bavasser des plombes sur ce personnage bigger than life doté de tous les attributs d'une virilité qui semble te faire défaut. Mais écoute ça : Lemmy n'est peut-être pas ce que tu crois. Oh tu peux te carrer les dix doigts des deux mains dans les oreilles pour ne pas entendre — tiens, fourres-y aussi les doigts de pieds pendant que tu y es —, il est temps d'arrêter les affabulations. Les vrais fans ne s'y trompent pas. Aussi étonnant que cela puisse paraître en première analyse, il n'est pas interdit de voir en Lemmy Kilmister une figure nuancée de l'identité masculine. Derrière les perfectos et les ceintures cloutées, derrière la pilosité du grizzly, se cache un être plus fin que tu n'imagines. Un mec qui réussit à combiner le caractère robuste du mâle primitif avec les inclinations bienveillantes de l'homme moderne. Paraît même que Lemmy est féministe.


Lemmy féministe ? Mouais... Enfin, parfois. Disons qu'il fait preuve d'une certaine sensibilité à la cause des femmes. Sans doute a-t-il quelque peu collectionné les groupies — comme les objets nazis dont il n'a jamais caché son goût pour l'esthétisme (pas pour l'idéologie, hein, 'tention). Mais l'ami Lemmy n'est pas un mimile, n'en déplaise à Rousseau. Jamais avare pour apporter son soutien et défendre les copines quand cela s'avérait nécessaire (Girlschool, Nina Hagen, Lita Ford, L7, Skunk Anansie, etc.). N'oublie pas qu'il fut élevé par sa mère et sa grand-mère, son père l'ayant abandonné trois mois après sa naissance. Un père qui était pasteur... Imagine s'il avait suivi la voie paternelle. Révérend Lemmy. Un révérend hardcore, pour sûr. Mais oyez, jeunes gens, écoutez-le professer le bon vicaire de sa voix hard... Bref, un modèle pour la jeunesse, ce Lemmy.


Pourquoi Lemmy est-il un musicien si important ? Voilà la vraie question, petit. C'est là que réside toute la subtilité du personnage. Eh bien d'abord parce qu'il est au four et au moulin, à la basse et au chant simultanément, et qu'il incarne ainsi une sorte de paradigme ultime de l'héroïsme rock 'n' roll. Pas simple d'être à la fois accompagnateur et leader, d'assumer l'assise rythmique du bassiste et le charisme hypnotique du chanteur. De Phil Lynott (Thin Lizzy) à Tom Araya (Slayer), et avant eux Jack Bruce (Cream), la combinaison basse-chant représente le nec plus ultra de la coolitude scénique. Aussi cool que le chanteur guitar hero — peut-être même plus cool encore. Se mettre au service du groupe tout en se propulsant à l'avant scène. Seul un vrai boss sait faire ça.


Stylistiquement, tu noteras que Motörhead réussit, avec ce deuxième disque, une authentique synthèse entre plusieurs genres fondamentaux : metal, punk, hard. Et même blues. Car, contrairement aux autres groupes de la New Wave Of British Heavy Metal, auxquels on l'associe généralement (Judas Priest, Iron Maiden...), il y a encore une touche de blues dans Motörhead. Pas dans les morceaux et leurs structures, certes, pas dans leurs rythmes ou leurs harmonies, mais dans la voix de Lemmy lui-même. Bon sang, cette voix, reconnaissable entre mille, de la pure rocaille imbibée de speed et de Jack Daniel's. Quelque chose de presque roots dans la cassure et l'éraillement — comme si l'esprit de Howlin' Wolf hantait les lieux. Tu remarqueras au passage la référence très nette à Hendrix dans la partie de guitare du dernier morceau de la face B, « Limb for Limb » (Hendrix dont il fut le roadie et qu'il admirait).


En musique comme en philosophie, rien de plus difficile à réussir qu'une bonne synthèse. Le problème est toujours le même : éviter que la synthèse ne tourne court et vire en eau de boudin, les éléments se juxtaposant sans s'unir réellement. Mais là, ça fonctionne à plein régime. Le tempo est punk, les riffs sont metal, la voix est hard (teintée de blues, donc). Punk, metal, hard. La formule magique, l'union sacrée, la sainte trinité. Motörhead sonne le grand rappel des troupes, la conjonction de toutes les tendances du rock extrême, et tout le monde rapplique. C'est probablement la vraie raison de sa longévité et de la fidélité indéfectible des fans de tout bord.


Ce retour à l'essentiel est encore renforcé par la formation du power trio. Une batterie, une basse, une guitare. Dont un chanteur, bien sûr. Motörhead obéit à ce principe de base. Cette règle d'or. Cet axiome du rock. Tiens, même les groupes à quatre musiciens sonnent power trio — écoute Led Zep, c'est du power trio à quatre. Voilà pourquoi chaque morceau de Overkill est comme un commandement. Dix morceaux, dix commandements. Tu ne joueras point de solo de guitare de plus de vingt secondes. Tu ne joueras point de ballades. Tu ne baisseras jamais le volume en dessous du maximum. Tu ne feras aucune concession sur le tempo. Etc. La preuve, après le premier titre phénoménal, on enchaîne direct sur « Stay Clean », nouvelle rafale de décibels, toute aussi puissante. Puis « Pay Your Price », idem. « I'll Be Your Sister », une tuerie. « Capricorn », épique.


La face B démarre pied au plancher avec « No Class », comme du ZZ Top hystérique et amphétaminique. Et ça continue — ça n'arrête jamais — avec « Damage Case », pour les coureurs de fond. Juste une légère baisse d'inspiration (mais pas une baisse de vitesse) le temps de deux morceaux. On finit par « Limb From Limb », aux relents hendrixiens donc, si t'as bien suivi, petit. Les solos de « Fast » Eddie Clark sont exclusivement bâtis sur la gamme pentatonique, pas de gammes majeures, ni de gammes mineures (mineure harmonique ou mineure mélodique), comme ce sera le cas dans le metal plus tardif. Des solos qui ne sont d'ailleurs pas sans évoquer (de loin) ceux de Jimi. Au final, un disque magistral qui ouvre une tétralogie historique, avec Bomber (79), Ace Of Spades (80), le point culminant étant atteint dans le monument Live, No Sleep 'Til Hammersmith (81). Tous ces disques illustrent la synthèse dont Motörhead a le secret. Une formule universelle, l'air de rien.


Bon, t'as compris la leçon, petit ?
Maintenant va ranger ta chambre et baisse un peu ta musique.
« Hey papa, if it's too loud you're too old ».
...
(petit con)

Pheroe
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le 31 janv. 2015

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